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Xelias
1 février 2007

COMING OUT (Plus laide la vie, I-1)

On m'en avait promis, de jolies choses. Des petites joies du quotidien aux grands bonheurs qui submergent. Les malheurs aussi, ceux qui soulagent d'être encore en vie, ceux qui rapprochent une famille ou des amis, ces grandes épreuves d'où l'on sort grandis, comme neufs. On m'avait promis tout cela. Mais le malheur, le malheur au singulier, celui dont on ne sort pas, jamais. La médiocrité non plus, ni la lâcheté, ni la solitude, encore moins les vies ratées. Non, de cela, on ne m'a jamais parlé. J'ai trouvé ça louche. J'ai voulu voir par moi-même. Anticiper un peu ma sortie, mener ma petite enquête. Voici ce que j'ai trouvé. Tout a commencé comme dans la chanson, un samedi soir sur la terre. Une boîte de nuit, un parking, une voiture. La voiture qui part se garer plus loin dans la forêt et le garçon qui pelote la fille en se serrant toujours un peu plus près. Une fin de soirée comme il y en a tant mais ce soir-là le garçon n'a pas mis de capote. La fille qu'il a dépucelé et qui tâchait de sourire pendant que son corps se déchirait, ce sera ma mère et lui, qui la pénétrait maladroitement sans rien voir, il faut bien le considérer comme mon père. On en ferait autant si c'était à refaire, sauf que mon histoire à moi, elle commence là. Et je ne pourrai plus jamais la refaire. Cinq semaines plus tard je ressemble à un petit escargot. Pendant que les cellules de mon cerveau se développent à raison de 250 000 à la minute, ma mère sort de chez elle. Une cage d'escalier puante, un immeuble délabré. Il fait nuit, il fait froid, je sens qu'elle a un peu peur et, surtout, beaucoup de dégoût pour tout qui l'entoure. Le bus est en retard comme d'habitude et elle attend dix minutes en essayant d'ignorer les gamins qui l'insultent à côté d'elle. Puis le bus arrive et elle en a encore pour une demi-heure avant d'arriver au centre ville. On doit être en décembre, les rues sont pleines de monde, c'est le Marché de Noël. Il faisait nuit là-bas, ici les rues s'illuminent. Là-bas tout était laid, ici tout émerveille. Aux quelques naïfs, le portail "Strasbourg ville de lumière" vient rappeler qu'ici commence la ville et que là-bas ce n'était qu'une terre abandonnée. La foule se presse autour des cabanes en bois, on circule avec peine mais peu se plaignent : ici l'on vient pour la cohue autant que pour le vin chaud. L'esprit de Noël, le partage du bonheur, une grande tradition qui se perpétue - ils ne voient pas ce que je vois. Je vois des visages heureux et des yeux qui disent le contraire. Je vois des sourires satisfaits et des corps pourrissants. Les peaux rougies par le froid, les veines qui percent déjà sous la peau fine, les plis des éclats de rire devenir rides de vieillesse. Le plus terrible sont encore ces couples père et fils ou mère et fille. Le fils - jeans moulant et doudoune blanche à la mode, cheveux en crête et piercing à l'arcade - pavane dans toute la fierté de sa jeunesse et méprise allègrement son père grisonnant et bedonnant à côté de lui. La fille est laide et vulgaire mais elle peut se permettre un jeans compressant ses jambes d'anorexique et un maquillage agressif alors que les jambes de sa mère sont impitoyablement décrites par un caleçon long à rayures et que la peau nue de son visage laisse voir la vieillesse et la fatigue et l'ennui d'une vie sans intérêt. Ils ne voient pas ce que je vois. Les fils - quels inconscients ! - ne voient pas dans leurs parents le miroir exact de ce qu'ils seront plus tard. Croient-ils donc pouvoir échapper à la dégradation universelle des âmes et des corps ? Mon corps grandit à une vitesse phénoménale même si c'est encore à peine perceptible. Mais ce même phénomène qui me pousse, me forme et fera de moi peut-être un beau et grand jeune homme, c'est ce même phénomène qui fera de ce jeune homme et de cette jeune fille si arrogants des clones de leurs parents ridés et flasques. J'étais un et je fus deux : de ce jour date la lente chute qui sera ma vie. Je me dis que je ne veux pas de cette vie, je voudrais cesser ce processus tant qu'il en est encore temps. Cette foule grouille comme des cellules cancéreuses - toute cette joie, toutes cette richesse étalée indécemment m'écoeure. Ma mère fait son possible pour ne pas trahir son secret. Elle a rejoint son père dans un des grands stands de la place Broglie et elle l'aide à vendre des vins chauds, des crêpes et des sucreries aux passants. Il y a aussi des tartes flambées à emporter, des bretzel et de la barbapapa. Cela fait beaucoup d'odeurs pour ma pauvre mère dont je malmène déjà le ventre depuis quelques semaines. Mais elle ne veut pas décevoir son père, il est si fier d'elle et, surtout, il la considère toujours comme sa petite fille. Quinze ans : cela fait quinze ans maintenant que Raymond Schloesser a laissé derrière lui sa place de pâtisser au Auchan d'Illkirch pour devenir forain. Quinze ans : sa fille chérie venait de fêter son premier anniversaire quand le père déserta le petit appartement familial pour accomplir son rêve. Pour une fois, le rêve a réussi et la père Schloesser gagne désormais mieux qu'avant. Mais il n'est toujours pas revenu à la maison. Crâne chauve et petite moustache brune, beaux yeux bleus mais teint rouge et veiné par l'alcool : cela fait longtemps que Schloesser ne séduit plus les jeunes femmes célibataires des fêtes foraines. Mais il lui reste un air volontaire et une bonne humeur communicative : Raymond Schloesser est dans son élément. Il n'a pas son pareil dans le maniement de la louche à vin chaud ni dans sa manière d'aborder les passants et d'échanger quelques mots drôles avec eux. Le froid, la foule, le réconfort d'un bon vin chaud, tout y passe et les touristes repartent le sourire aux lèvres, convaincus que les Alsaciens sont des gens bien accueillants. Cela fait quinze ans qu'il est sur les routes mais Raymond n'a toujours rien perdu de son accent alsacien presque caricatural : son succès vient aussi de là. Sa fille est le trésor de son coeur. Peut-être pour se faire pardonner de l'avoir abandonnée, à chaque retour il la couvre de cadeaux. Et peut-être parce qu'il ne la voit qu'une fois tous les deux mois, il croit qu'elle est toujours la petite fille de 5 ans à qui il offrait d'énormes barbapapa. De Raymond, elle a hérité les traits épais, les joues rouges, les yeux bleus (mais, à la différence de Raymond, clairs à en être transparents). C'est sûrement de sa mère que lui viennent les cheveux blonds filandreux, les seins tombants et l'absence d'élégance de son anorak. Elle a beau être adorée par son père, dans la rue, c'est bien simple, personne ne la regarde. Ceux dont le regard tombe sur elle ne la voient pas. Elle ne fait même pas partie du décor, elle n'est rien. Son prénom, c'est Magali. C'est ma mère. Les touristes défilent devant le stand. Des Français et des Allemands mais aussi des Italiens, des Japonais, des Anglais. Tous différents, tous pareils. Sympathiques pris un à un mais l'effet de masse est trop fort. Il y a trop de monde, trop de gens : à quoi cela sert-il qu'il y en ait plus ? à quoi cela servirait-il que moi je vienne au monde ? Je n'en peux plus, je fais un malaise - plus exactement, Magali fait un malaise. Je la sens défaillir. Elle a juste le temps de sortir - dans l'espace étroit à l'arrière, entre les cabanes - puis de vomir. Son père s'inquiète, il accourt. Qu'est-ce qui se passe ? Son petit poussin a-t-il avalé quelque chose qui ne passe pas ? C'est la gastro de l'hiver qui arrive déjà ? Mais non, c'est passé, Magali se sent déjà mieux. Elle regarde son père, prend sa respiration et lâche le morceau. "Tu sais, papa, faut que je te dise. Ce malaise et tout, t'as pas à t'inquiéter, c'est normal. Je suis enceinte."
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Commentaires
D
Salut on se connait d'un monde presque paralèle. J'apprécie ta manière d'écrire bien que je n'ai presque rien lu de ton blog. Mais je sais que c'est bien dit. Au plaisir de te croiser de nouveau.
X
Patience, c'est pas facile de trouver le temps d'écrire mais ça va venir. (euh pour la référence à Bernard Werber, je prends ça pour un compliment mais je ne savais pas que Werber faisait des livres réalistes, ni qu'il savait écrire...). Et non je ne déteste pas le Marché de Noël. J'ai même fait attention à ne pas être trop critique. (bon, bien sûr, il n'était pas question de parler de "magie de Noël" et je voulais marquer le contraste entre le centre-ville et la banlieue mais à part ça j'ai fait des efforts !).<br /> A bientôt pour la suite des aventures de Magali, Raymond Schlosser et de beaucoup d'autres dont vous découvrirez les aventures formidables et pitoyables...
@
La suiiite viiite. :D Ton écriture et le sujet me fait penser à du Bernard Werber. Par contre c'est toujours aussi pessimiste sur la vie argh... J'imagine aussi ce qu'il se passera après: pendant 9 mois le foetus ne voudra pas naître parce que le monde est "horrible" et blabla, enfin tes trucs habituels ;) <br /> Et sinon j'aime trop ta description des beaufs ^^ Ils sont tellement bien décrits que je me demande où t'as pu choper autant de details. Brefbref j'aime bien aussi que tu parles de Strasbourg; généralement dans ce genre d'histoire il est toujours question de Paris... <br /> <br /> PS: t'as l'air de détester le marché de Noël toi lol
Xelias
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