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Xelias
17 février 2007

La Strasbourgeoise (Plus laide la vie, I,4)

J'ai commencé par la vieille. Mme Schmidt, Josepha Schmidt, c'est son nom. Avec ses airs de bourgeoises plus fière de sa retraite qu'une femme enceinte de son gros ventre. Fardée comme pour une comédie qu'elle jouerait depuis son premier maquillage à 13 ans. La bonté mielleuse de celles qui aiment compatir par exotisme. Héritière de cette strasbourgeoisie multiséculaire que l'on retrouve jusque sur les murs du musée des Beaux-Arts. Des trois, c'est elle qui inspire le plus confiance alors je me suis dit que c'était elle qui avait le plus à cacher. Je la suis. Un verre de vin chaud aussi tôt le matin : c'est peu banal pour une dame de son âge mais ça ne veut rien dire. La suite est plus anodine. Passage dans une boulangerie-salon de thé pour une baguette. Un peu réticente à entrer dans un "döner" mais nous sommes dimanche matin et il faut bien acheter des cigarettes pour son mari qui a oublié d'en acheter la veille. Ses pas la mènent ensuite au Marché de la Cathédrale - les rues commencent à s'animer. La librairie Gangloff est fermée mais elle regarde un moment la vitrine : son mari s'intéresse à l'histoire de Strasbourg et un ouvrage ancien serait une bonne idée de cadeau pour Noël. De temps en temps, elle repense à cette jeune fille enceinte mais ses réflexions ne vont guère plus loin que "Pauvre fille !" et "Dire qu'il y a encore des jeunes qui ne savent pas se protéger, elle va devoir avorter la pauvre." Elle prend soudain conscience du reflet de la cathédrale dans la vitre - elle sursaute comme si c'était une apparition. Mais non, ce n'est que la cathédrale, immense, imposante mais silencieuse et comme endormie. Elle n'est pas très belle, ce matin. La lumière blanche et terne ne la met pas en valeur : les pierres de grès sont d'un rose fade, maculé de traînées noires et de salissures. Sa silhouette elle-même paraît s'affaisser sous les poids des ans : elle-aussi est une vieille dame à la retraite, et bien fatiguée. Mme Schmidt contourne les cabanes du Marché pour s'approcher de la porte latérale de l'église. Passe devant le mendiant barbu qui est toujours là, qui ne fait jamais d'histoire - lui - et à qui elle remet une pièce de vingt cents. Pousse la lourde porte en bois dont le grincement résonne sous les voûtes - avance timidement jusqu'à la nef centrale. Bizarre... Que fait-elle là ? Je la croyais protestante et athée ! Pendant plusieurs années, au lycée Fustel de Coulanges situé juste à côté, elle a partagé à ses élèves son mépris de l'Eglise et du Christianisme, leur a révélé les dessous de l'histoire du catholicisme, du protestantisme et même de l'orthodoxie, leur a exalté les prouesses techniques et artistiques qu'a demandé la cathédrale pour mieux en dévaloriser la fonction religieuse. Rien ne lui plaisait mieux que de contredire, grâce à ses connaissances plus étendues, ses élèves pratiquant et de dénoncer les esprits faibles manipulés par les prêtres. Mais pendant toutes ces années, à la sortie du lycée, elle ne pouvait s'empêcher de regarder la cathédrale. Désormais la voici retraitée. Ses aigreurs de "bouffeuse de curé" lui paraissent bien loin, bien vaines, elle se rend compte que c'était surtout un jeu entre elle et ses élèves. Elle a aussi assisté depuis à l'enterrement de ses deux parents, de ceux de son époux (même s'ils étaient déparés à l'époque, ils sont toujours restés en contact), et à celui d'un camarade de son fils mort d'un accident de voiture à 25 ans. (Et, par surcroît de malheur, c'était celui des amis de son fils qu'elle trouvait le plus sympathique, le plus beau - le plus attirant). A chaque décès, une cérémonie religieuse, et à chaque cérémonie, des larmes, des pleurs mais aussi une communion intime - dans les larmes et les pleurs - avec sa famille et ses amis. Chaque église lui rappelle maintenant ces épreuves et ses réconforts - et puis ses parents, et son enfance à elle... Pleins de choses enfouies qui reviennent à la surface. Mme Schmidt reste un instant immobile dans l'allée centrale. Il y a un bougeoir juste à côté, avec plein de bougies de toutes les tailles allumées ou éteintes, et un tronc. Elle est presque tentée mais se reprend aussitôt : "Ne sois pas ridicule, ma fille !" Elle se dépêche de sortir et les talons de ses chaussures font "tac tac tac" sur les dalles de grès. Quelques minutes plus tard, je la retrouve dans l'entrée de son appartement, au deuxième étage d'un immeuble 1900 de l'avenue des Vosges - ces grands appartements de l'époque allemande, aux plafonds très hauts, aux couloirs interminables, aux portes en bois qui grincent et ne ferment jamais bien donnant sur de grandes pièces carrées. L'appartement des Schmidt est aménagé avec soin : quelques meubles anciens et d'autres plus modernes - tous d'essence précieuse - répartis avec soin, une grande bibliothèque surchargées, des fauteuils Art déco et un canapé en cuir qui leur a coûté une fortune. Pour la décoration, quelques tableaux originaux achetés à St'Art ou dans des galeries strasbourgeoises plus spécialisées dans le goût bourgeois que dans l'art véritable (mais quelle jouissance de pouvoir dire à ses invités : "C'est d'un jeune artiste strasbourgeois en train de percer, j'ai acheté celui-là pour une bouchée de pain au Marché des Artistes de la Place Broglie mais depuis il expose un peu partout en France." !). Sur le sol, des tapis ramenés de leurs vacances en Turquie et en Tunisie. Et, un peu partout, sur les meubles, les étagères, la table basse vitrée, des bibelots : petites statues souvenir, vide-poche en albâtre, cendrier en marbre...Un calvaire pour la femme de chambre marocaine qui vient tous les mercredi matin. Après avoir enlevé ses chaussures et ôté son manteau, Mme Schmidt parle à son époux de la pièce de théâtre qu'ils ont vu la veille au TNS - elle élève la voix puisqu'elle ne sait pas dans quelle pièce il se trouve. Elle baisse la voix en entrant dans le salon - alors qu'elle disait "Tiens, j'ai pensé à tes cigarettes" mais M. Schmidt n'est pas là. Ni dans la chambre au bout du couloir. Elle fait arche arrière et traverse tout l'appartement en sens inverse jusqu'à la cuisine. Elle ouvre la porte. Son mari, Raymond Schmidt, ancien commercial puis directeur des ventes en Allemagne pour une société de pièces détachées pour PME, gît sur le carrelage dans une position un peu compliquée. Il est conscient mais incapable de se relever de lui-même : la surprise de la chute et la douleur le font trembler et plus aucun muscle ne répond. Josepha a un instant d'intense panique - puis son caractère reprend le dessus. Ce n'est qu'une mauvaise chute. Elle pose le pain et les cigarettes sur la table, prend le bras de son mari autour de son épaule et l'aide à se redresser et à s'asseoir sur une chaise. Il n'a rien de cassé, juste un peu mal au genoux et à l'entrejambe à cause du grand écart forcé qu'il vient de faire. Il s'excuse, se force même à rire du ridicule de sa situation et assure - avec un léger tremblement dans sa voix - qu'il vient juste de tomber et qu'il reprenait juste son souffle avant de se remettre debout. Mme Schmidt n'est pas dupe de ce tremblement de voix mais elle fait comme si elle n'a pas entendu. Elle sert un petit remontant - du porto - à son mari qui, clopin clopant, va le boire au salon, et commence à préparer le poulet frites de midi. Elle devrait se changer mais il lui faut s'occuper tout de suite pour se remettre du choc de cet incident. Se retrouver face à son corps vieux et faible ne lui paraît pas une bonne idée à ce moment précis. Moi, je repense à ce dicton qu'elle a elle-même cité : "Ce n'est qu'au moment de sa mort que l'on sait si quelqu'un a été heureux ou pas." et je me dis qu'elle a été peut-être un peu rapide : elle a sûrement encore quelques années à vivre et tirer des conclusions trop hâtives peut s'avérer hasardeux.
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Commentaires
K
La strasbourgeoise est un tableau assez... effrayant. Très cher Xelias, heureusement que les Strasbourgeoises de ce genre ne courrent pas les rues, parce que sinon : je ne reviendrais jamais. J'ai trop peuuuuuuur.<br /> Patience : bientôt des commentaires convcernant la forme et le fond, mais en ce moment, je suis très très overbooké.
X
Ces infos, je les choppe par-ci, par-là, entre ce que je peux voir dans la rue, au théâtre ou chez des amis. Je ne suis pas un spécialiste, je n'ai pas mené d'enquête mais que des bourgeois de Strasbourg passent leurs vacances en Tunisie ou en Turquie et aillent de temps en temps au TNS, ça me paraît tout à fait cohérent. (Surtout si on prend en compte que Josepha a été professeur de Lettres Classiques puis cadre dans les services culturels de la ville.) <br /> <br /> Pour information, "la Strasbourgeoise" est le titre d'un tableau de Nicolas de Largillière qui se trouve au Musée des Beaux-Arts, je l'ai mis dans la section photo.
@
Depuis quand les bourgeois vont en vacances en Tunisie ou en Turquie? ;) Lol j'aime bien comment tu décris la "strasbourgeoisie" :D Où choppes-tu toutes tes infos? Ils font surement plus partie des intellectuels que des bourgeois parce que sinon ça se contredit un peu, je sais pas si j'ai été clair ;) Bref j'ai hate que tu racontes la vie du sale jeune avec sa veste blanche là.
Xelias
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