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Xelias
1 mars 2007

Le blues d'une alsacienne (Plus Laide la Vie, I, 6)

Alors que, par les airs, fantôme encore désincarné d'un vivant à venir (peut-être), je rejoins ma mère qui patiemment attend son bus, le ciel se déchire enfin. Des lambeaux de nuages satinés s'effilochent en silence bien au-dessus de la flèche de la cathédrale que, soudain, tels des feuilles d'or sous les doigts d'un vieil orfèvre qui serait un peu alchimiste, les rayons pâles du soleil mourant viennent illuminer. Le plomb terne se sublime et, ramenées à la vie par la lumière, chaque statue, chaque gargouille s'anime. Mais nulle pierre philosophale n'attend ceux qui, à l'ombre de l'édifice, attendent leur bus. Pour eux, l'existence reste de plomb. Fatiguée et nauséeuse, Magali se fait bousculer par tous ceux qui, à chaque arrivée de tram, se précipitent pour ne pas attendre le suivant annoncé deux minutes plus tard. Mais le tram ne traverse pas le Neuhof (pas encore : toute une partie du quartier est en travaux) et ma mère attend le prochain bus de la ligne 14 direction Neuhof - Corps européen. La bousculent aussi tous ceux qui, comme elle, attendent sur le trottoir et la repoussent à chaque fois plus sur la périphérie. Comme un sablier détraqué, du monde s'accumule progressivement jusqu'à ce qu'un bus - jamais le sien - arrive et en avale une bonne partie, très vite remplacée. Magali attend : son bus venait de partir quand elle est arrivée, elle l'aurait eu à quelques secondes près s'il n'y avait pas eu tous ces feux et toutes ces voitures au carrefour. Pour quelques secondes trop tard, elle doit maintenant attendre un quart d'heure, peut-être plus, et tout ça ne serait pas arrivé si son père ne l'avait pas retenue quelques minutes de plus pour ses conseils idiots... "Bonjour !" Magali sursaute mais ce bonjour ne lui est pas adressé : c'est un employé de bureau dans un grand pardessus beige qui reconnaît une autre employée de bureau - une asiatique toute petite fourrée dans une parka verte qui lève la tête et grimace un sourire. "- Tiens, bonsoir. - Ah oui, "bonsoir", vous avez raison." La petite Asiatique fige un instant son sourire en guise de politesse puis baisse la tête comme avant et ses traits reprennent leur physionomie initiale de masque de cire. Peut-etre que l'homme au pardessus beige espérait prolonger la conversation mais, en fait, ils n'ont rien à se dire. Arrive un petit groupe de jeunes filles excitées qui d'abord s'installent devant Magali - la bousculant sans ménagement - et qui ensuite, rejointes par trois autres filles encore plus hystériques, la font refluer plus loin encore de l'accès au bus. Elle se retire d'elle-même, ne voulant pas déranger. Les fesses se trémoussent dans des jeans moulants, les boucles d'oreille géantes tintent et scintillent, les chevelures tombent en cascade, les tailles les plus fines arborent des vestes cintrées Pinkie et les plus grosses se contentent de parka. Même les plus grasses, même les plus laides jouent le jeu et se plient à ce look R'n'B, à ce maquillages intégral, à ce mélange de séduction et de vulgarité. Magali les observe de biais; elle qui voudrait bien ressembler à ces jeunes filles imitant les stars de la chanson que Magali, voulant faire comme elles, regarde à la télévision, elle doit se contenter de sa peau nue et boutonneuse, de ses cheveux raides, de son anorak bleu et jaune. L'uniformité de ce look est tel qu'on ne distingue plus les blanches des arabes et que les musulmanes n'ont pour seul signe distinctif qu'un voile sur les cheveux. " - Eh ! Eh ! Vous avez vu Thomas à la récré ? - Putain ouais, il est trop ouf ce mec ! - Attendez j'ai pas compris il a fait quoi, vas-y explique ! - Ouais mais attend sur ma mère Kader il le bat facile ! Thomas c'est que du vent ! - N'empêche, c'taprèm Thomas il leur a foutu la honte à tous. - Z'y va, tu peux raconter, j'étais pas là, la prof elle m'a trop pris la tête, elle a voulu que je reste pendant la récré." Magali n'en saura pas plus : le groupe se précipite du côté du tram pour saluer l'un des leur qui les quitte. Son regard se porte alors sur les garçons. L'air un peu attardé, un garçon assez gros, assez laid drague chaque lycéenne qui passe comme s'il avait la moindre chance et les filles le regardent avec pitié en pouffant. Derrière lui un autre garçon, plus sûr de son charme, fait le beau gosse entouré de son harem en étalant ses sourires et ses biceps sous son survêtement bleu clair. Il y a aussi un asiatique un peu mignon et original dans ses baskets blanches, son blouson en jeans et son crâne rasé sous un foulard rouge et noir; il remue la tête en rythme sous son casque futuriste raccordé à un vieil mp3. Enfin, un peu à l'écart et perdu dans ses pensées, appuyé sur la vitre de l'abribus, un jeune noir au look un peu racaille mais au regard gentil attire les regards de Magali qui, rêveuse elle-aussi, s'imagine lui sourire, l'aborder, et devenir, par des scénarios invraisemblables, son amie. Il a de beaux yeux tout doux, un visage fin, une peau aussi mate et noire que la sienne et trop blanche et rougie par le froid - mais il ne la voit même pas et de toute façon, il monte dans le bus 11 qui l'emmène vers le boulevard Jean-Jaurès ou plus loin encore,peut-être, près du Rhin. Quand enfin le numéro 14 s'affiche sur l'avant du bus qui s'approche, Magali, poussée par des mains impolies, au lieu de s'avancer vers la porte qui s'ouvre dans un sifflement un peu mécanique, se retourne. La poussée vient d'une meute de jeunes filles du lycée Geiler menée par une magnifique arabe - élancée, cambrée, forte comme un homme - qui domine la cohue d'une bonne tête et qui joue des coudes pour les faire avancer, elle et sa bande. A peine a-t-elle croisé son regard plein de violence que Magali, vaincue, baisse la tête et s'écarte. Mais il y a ensuite comme un flottement. "Et les filles, attendez ! On prend le 11 avec Belina et Samia ! - Nan, le 14, répond la meneuse. Vas-y, putain, on va tous dans le 14 ! - Nan, attend, y'a peut-être Kalya qui va venir. - Mais non, moi je dis c'est le 14 il faut prendre. Allez vous venez ou quoi ?" Surexcitées d'être ensemble, d'avoir été au Marché de Noël, de retourner chez elles, les filles ne cessent de faire des allers-retours entre le 14, le 11 stationné juste derrière et l'arrêt du tram à peine plus loin où sont assises deux autres amies à elle. Les négociations sont très rapides et très bruyantes : la meneuse a le dernier mot et presque toutes montent finalement dans le même bus que Magali. Elles s'installent toutes à l'arrière, on n'entend qu'elles sans qu'il soit possible à Magali de deviner, à travers leurs cris, le sujet exact de leur conversation. Quand le bus passe le pont qui enjambe le bassin Dusuzeau (dont Magali ignore et ignorera sûrement toute sa vie le nom), la vision fugitive d'un ciel sublime, entièrement dégagé et embrasé par le soleil couchant - le jaune le plus éclatant jusqu'au bleu le plus sombre se reflétant dans l'eau du canal et les silhouettes de quelques pêcheurs oubliés se détachant en contre-jour - éblouit la jeune fille. Elle trouve ça beau comme elle trouve beau n'importe quelle carte postale de soleil couchant. A l'arrêt suivant, Place de l'Etoile, montent d'autres employés de bureau blancs ou noirs et quelques ouvriers arabes dans un uniforme vert. Puis une des filles du fond, le visage collé contre la vitre, lance un cri : "- Eh ! Y'a Kalya ! - Où ça ? Où ça ? - Là sur le trottoir, mate un peu ! - Vite on descend ! - On descend ! On descend !" La meute se précipite vers les portes; celle de l'arrière s'ouvre mais pas celle du milieu où deux filles appuient frénétiquement sur le bouton. "La porte ! La porte putain !" La porte s'ouvre enfin mais, dans le bus vidé de ses occupants les plus bruyants, le calme n'est pas revenu : les passagers se lèvent, se pressent contre les vitres pour suivre la meute du regarde. De sa place, la vue obstruée par les corps debout devant elle, Magali ne voit rien d'autre que des jeunes courir ou des badauds regarder de loin, en se gardant bien d'intervenir, la scène qui a lieu un peu plus loin. Elle saisit au vol des bribes de conversation de deux jeunes filles au courant de la situation. "- ... Kayla a traité Fatima... - Regarde, elle rigole... - Y'a Mohammed qui lui a pris ses affaires..." S'il s'agit d'un règlement de compte ou d'un simple jeu - les informations sont contradictoires - Magali n'arrive pas à le déterminer, le coeur de l'affaire lui échappe. Un arabe d'une quarantaine d'année à côté d'elle lance, de mauvaise humeur, au chauffeur : " C'est bon, là, vous pouvez démarrer, on va pas attendre 107 ans..." Mais le bus ne démarre pas. Les gens continuer à tendre le cou pour capter quelque chose de la scène. La porte s'ouvre ensuite devant un handicapé que Magali reconnaît pour l'avoir vu plusieurs fois mendier rue d'Austerlitz : ses jambes ne sont pas seules atteintes, tout son corps est tordu, son visage tourné vers le ciel et ses yeux roulant dans toutes les directions. Il essaie d'articuler quelque chose, sûrement une demande d'aide. Magali, juste en face de la porte, ne réagit pas et il faut que l'arabe de quarante ans se décide à redescendre pour que l'handicapé monte dans le bus. Puis la porte se referme et le bus démarre. Le front posé contre la vitre glacée, Magali regarde la plantation de la place de l'Etoile, les gens rentrer chez eux à pied par les sentiers entre les jeunes arbres, plus loin la masse rose de la cité de la Musique. Puis ce sont les travaux de la nouvelle ligne de tramway, les files de voitures aux feux rouges, le début de la rue du Polygone. Elle se force pour ne pas regarder l'handicapé à côté d'elle mais brûle de curiosité - elle n'avait jamais envisagé l'idée qu'il pouvait dormir quelque part, qu'il rentrait chez lui le soir, qu'il avait une vie en dehors d'être un élément du décor immuable de la rue d'Austerlitz avec ses boutiques, ses vendeurs noirs et ses mendiants. Elle se dit qu'elle pourrait l'aider à sortir, peut-être même le ramener chez lui, voir s'il vit seul ou dans un refuge ou ailleurs. Mais lorsqu'il veut descendre arrêt Lazaret, ses membres sont comme tétanisés, incapables de la moindre initiative et c'est à nouveau l'arabe de quarante ans, bourru mais au bon fonds, qui se charge de l'aider à descendre et qui se dépêche de remonter avant que la porte ne se referme. Le bus redémarre, la nuit tombe, la quartier du Neuhof approche. Devant Magali, une grand-mère et un vieil homme discutent en alsacien. La vieille dame, très belle avec son manteau de feutre bleu, ses lunettes élégantes, son rouge à lèvre discret, était présente à l'enterrement de la grand-mère de Magali et depuis lui adresse des sourires gentils quand elles se croisent dans le bus. Magali ne comprend ni l'alsacien, ni l'arabe - les deux langues les plus parlées pourtant sur la ligne 14 (l'alsacien pour ceux qui descendent à Neudorf ou Neuhof village, l'arabe pour ceux qui descendent entre les deux, dans la cité) mais l'alsacien, elle a toujours l'impression qu'elle le comprend, qu'elle pourrait le comprendre. Les mots, les sonorités, les accents, tout lui est familier et lui rappelle son enfance mais le sens finit toujours par lui échapper. La nuit est complète quand Magali descend à l'arrêt Kiefer. En remontant la rue du Commandant François entre les barres d'immeubles, sa maison à elle est tout au bout, sur la gauche - parmi l'ultime rangée de maisons individuelles avant la cité, faisant face à la fois aux HLM et au terrain vague de l'aérodrome. La mère de Magali a toujours tenu des propos violents envers ceux de la cité où le mépris social (elle, au moins, dispose d'une maison individuelle) frôle souvent le racisme contre les immigrés et les gitans. Ultime refuge de sa fierté d'Alsacienne déchue et déracinée, cette maison n'impressionne plus personne depuis bien longtemps - depuis le départ du père et le chômage de la mère qui a achevé de ruiner ses finances et de réduire en fumée les projets de jardin, de potager et de décorations de Noël. Désormais le plâtre s'écaille, les mauvaises herbes prolifèrent et Mme Schloesser reste cloîtrée derrière ses murs. "C'est toi Magali ? C'est à cette heure que tu rentres ? T'as foutu quoi ? T'as encore traîné avec ton père c'est ça ? Il t'as toujours pas refilé de l'argent pour nous ? Celui-là, j'te jure..." Magali ne fait même plus attention à sa mère qui gît sur le canapé devant la télévision allumée depuis 13 heures sur TF1 - avec un passage sur France 3 lors de la série policière allemande. Plus que le contenu de ses paroles auquel elle s'est habituée, c'est la voix, cette voix pâteuse d'une femme qui a bu à elle seul une bouteille de vin à midi et peut-être encore une bière dans l'après-midi, qui la rend profondément triste. Mais à peine referme-t-elle derrière elle la porte de sa chambre que je sens quelque chose, dans son humeur, dans ses hormones même, se modifier. Un bien-être se saisit d'elle et l'envahit, un bien-être qui n'est pas dû à sa chambre dont les quelques posters, peluches et livres scolaires n'ont rien d'exceptionnel, bien que cette chambre lui apparaisse comme son seul véritable refuge, le seul endroit où l'extérieur cesse de l'agresser, le seul endroit, en fait, où elle cesse d'être la Magali que tous connaissent. L'ancienne Magali, la terne, l'inintéressante Magali disparaît et cède la place à une femme nouvelle, rayonnante, enfin en paix avec elle-même et son environnement. Non, ce n'est pas la chambre qui opère cette transformation mais quelque chose de plus subtil, de plus magique. Magali se change et enfile rapidement un survêtement laid mais confortable. Elle s'installe à son bureau, allume l'ordinateur, se connecte à internet, ouvre son logiciel de messagerie instantanée... Elle n'est plus Magali, elle est la belle, la sublime Karine...
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Commentaires
@
Ouii je rejoins le post précédent bien sûr (ça s'écrit en un seul mot?!?). Je ne peux plus m'en passer de Plus Laide la Vie :D lol. Tssss, sinon j'aime bien tes déscriptions, ça sent le vécu! En tout cas on a à peu près la même vision des choses ;) Bon excepté l'utilisation peut être un peu pathogène du terme "arabe"... Tu peux moduler aussi lol. Bref la suiite!
N
coucou, j'ai lu "plus laide la vie" bon au debut je l'ai lu a l'envers (oui oui je suis pas toujours tres doué) mais une fois dans l'odre j'ai trouvé l'histoir tres interessante, et la facon de la raconter genial, j'aime ton style, j'espere pouvoir suivre magali le plus longtemps possible, je te remercie ^^ (en venant ici, tu m'as dit "tu risque de t'ennyer" tu m'as menti, c'est pas cool allez vite la suite).<br /> nicolas
Xelias
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