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Xelias
29 mai 2010

Une nouvelle Querelle des Anciens et des Modernes

lescausesdelacorruptiondugoutaa400Suis-je réactionnaire ? Subversif ? Ou aliéné ? Telle est la drôle de question que je me pose en ce moment, suite aux ébauches d’idées lancées dans mon texte sur Beatriz Preciado. Ces mots sont à première vue extrêment trompeurs, car je ne les utilise pas du tout dans leur sens commun. Moi-même, je ne suis absolument pas certain de ce que ça veux dire, sur ce que je veux dire, sur là où je me situe moi. Pourquoi alors ne pas organiser un petit débat avec moi-même ?


Réactionnaire, subversif ou aliéné : n’est-ce pas qu’une autre manière de dire «de droite», «de gauche» et «apolitique» ?

Non, justement ! On peut être réactionnaire de droite, réactionnaire de gauche, subversif de gauche et subversif de droite. Les notions de droite et de gauche sont toujours valides, mais elles sont pour ainsi dire parallèle à cet autre type de «découpage». L’idée, c’est de tout remettre en question, de voir les choses d’une perspective radicalement différente. Je pourrais aller jusqu’à dire que droite et gauche sont devenus des notions obsolètes. Mais dire que les notions de droite et de gauche sont devenues obsolètes, c’est déjà avoir une attitude de subversif.


Réactionnaire de droite, je comprends, mais réactionnaire de gauche ? Comment est-ce possible ? La gauche veut le progrès.

Mais c’est tout à fait possible ! Il suffit de garder à l’esprit que, pour moi, «réactionnaire» n’est pas connoté négativement et renvoie simplement à cette idée d’un refus de l’évolution actuelle de la société. Un réactionnaire, c’est quelqu’un qui refuse d’avancer là où on lui dit d’avancer sans son consentement : ce qui est une réaction saine et de bon sens.

Bien au contraire, la gauche se bat plutôt pour conserver les «acquis sociaux», elle se débat dans tous les sens pour retenir un certain modèle qui part en déroute, sans réussir vraiment à proposer un modèle social qui soit autre chose qu’un idéal nostalgique d’un temps qui n’est déjà plus le notre. Cet idéal était beau, généreux. On peut même dire qu’il aurait toute son actualité aujourd’hui - mais comment se battre pour une cause qui a été perdue il y a vingt déjà au moins ?

finkielkrautAlain Finkielkraut est un exemple de ces «néo-conservateurs» ambigus : son modèle est celui d’une République idéale, mythifiée, qui n’a jamais existé, mais qui lui permet d’analyser et de dénoncer avec une grande lucidité les évolutions de notre temps (dans l’éducation, dans les idées de 68, etc.). Il a raison sur beaucoup de points (je ne parle pas là de la question juive...), mais il n’en reste pas moins un réactionnaire : à l’écouter, il faudrait revenir au moins 30ans en arrière et tout recommencer...

C’est comme sur la publicité pour les DNA : «Quand l’avenir est incertain, il faut revenir aux valeurs sûres.» Telle est la devise des «réactionnaires», qu’ils soient de droite ou de gauche. Les subversifs, eux, se diraient plutôt quelque chose comme : «Quand l’avenir est invertain, il faut aller plus vite que lui, le devancer pour le faire aller dans notre direction.» Ma distinction ne concerne donc pas le fait d’être un «méchant» ou un «gentil», d’être pour une société libérale ou pour un Etat-providence. Mais la question se pose de savoir si l’on veut remonter le temps, ou si l’on veut le devancer.


Tu dis que la question se pose de savoir si l’on veut remonter le temps ou le devancer, mais tu y réponds toi-même : qui voudrait être un réactionnaire ? Qui ne voudrait pas avoir des idées subversives ? Dans ta distinction, les réactionnaires sont des vieux cons qui vivent dans le passé, non ?

Non, justement. Le réactionnaire, c’est celui qui réagit, qui refuse de tout prendre pour argent comptant : et cela, en soi, n’est pas mauvais. Le réactionnaire pose la question de l’héritage et de la culture. Peut-on les liquider sans autre forme de procès au nom du progrès ? au nom du rejet des crimes du passé ? Et que devenons-nous, sans héritage, sans culture et sans passé ? Le vieux con alors est celui qui refuse d’abandonner son identité et son histoire, qui refuse de n’être plus qu’un pion dans une société aveugle, sourde et... barbare.

jorge_luis_borges1200837199Les subversifs et les réactionnaires sont souvent dans des états d’esprits opposés, mais pas toujours : dans les deux cas, il s’agit d’une résistance face au présent. Dans une société apocalyptique digne d’un film de science-fiction, mais qui est aussi celle vers laquelle on se dirige, parmi les clandestins, les groupuscules terroristes et les réseaux de résistance, on trouverait aussi bien des jeunes écolos fumeurs de joints et de vieux professeurs de latin tentant à tout prix de sauver les derniers livres de l’humanité... Entre les vieux cons et les jeunes cons, la balance ne penche pas si facilement d’un côté ou de l’autre.


Soit. Mais si les lignes de séparation sont aussi floues, à quoi sert ta distinction ?

Je ne sais pas à quoi elle sert, mais elle aide à comprendre bien des choses.

Pour en rester à la politique, une démarcation très nette se situe au niveau de Michel Foucault et de sa notion de bio-pouvoir. Si j’ai bien retenu, pour lui, le pouvoir n’est pas une autorité au-dessus de la société et chargé de la diriger ou de l’opprimer : le pouvoir est dans la structure de la société elle-même. Les réactionnaires pensent encore le pouvoir en termes de régimes, de partis politiques et de débats parlementaires. S’ils sont de gauche, ils penseront aussi en terme de révolutions, de grèves et de luttes syndicales, et s’ils sont de droite, ils penseront en terme de réseaux de pouvoir, d’intérêt financiers et d’économie politique. Les subversifs, eux, détournent la question du pouvoir des institutions politiques pour l’orienter vers les autres institutions : le système scolaire, la famille, l’aliénation du travail. Le subversif raisonne alors en terme de sociologie, de féminisme, de droit des minorités...

D’un point de vue plus général et plus philosophique, le réactionnaire croit encore à une nature humaine; le subversif a compris que l’homme s’invente et se forge au jour le jour, en fonction des disciplines, des rapports de force et de ses prises de conscience. C’est le sujet d’un fameux débat entre Michel Foucault et Noam Chomsky, qu’on peut regarder ici (en anglais) :
http://www.dailymotion.com/video/x32we_noam-chomsky-vs-michel-foucault

Cela ne sert à rien de renverser le pouvoir politique si les structures de la société n’ont pas changé. La lutte subversive déserte le champ des élections pour investir des champs stratégiques plus restreints, plus précis et plus concrets. C’est d’ailleurs ce à quoi l’on assiste aujourd’hui : les partis et les syndicats sont à bout de souffle, l’idée de débat républicain a vécu. Ce qui marche aujourd’hui, ce sont les «initiatives citoyennes», les actions qui ne prétendent à aucune universalité mais qui essaient d’innover de nouvelles formes de vies communes à des échelles beaucoup plus réduites, ou alors en utilisant des réseaux beaucoup moins formels et contraignant.

antiG20D’un côté, ces nouvelles formes de lutte, de militantisme et d’alternatives ont pris acte de cette distinction et critiquent la société actuelle d’une manière résolument moderne. D’un autre, en se désintéressant ainsi les formes traditionnelles de luttes politiques, on laisse le champ libre aux vrais pouvoir oppressant - à savoir les pouvoirs économiques et les grandes institutions du type FMI...


Et toi alors, tu es quoi ?

C’est une très bonne question ! Je me définirais comme un réactionnaire qui persiste dans son attachement à l’héritage culturel qu’il a acquis par ses études, et qui a aussi pris conscience de l’importance stratégique et théorique des luttes subversives. Voltaire projeté dans Soleil Vert, L’Iliade face à Internet... Il y a un tragique dans cette situation, dans cette impasse où nous sommes, entre la défaite des luttes traditionnelles, et les contradictions des luttes subversives.

Je ne sais même pas s’il faut une réponse. Il suffit de regarder les luttes homosexuelles. La revendication du droit au mariage est visiblement une lutte réactionnaire : pas seulement parce que le mariage représente un modèle de société ancien, conformiste et que ça correspond à l’idée des valeurs sûres de la société, mais aussi parce que revendiquer le mariage pour les gays et les lesbiennes, c’est une revendication républicaine. C’est vouloir la fin du communautarisme, la fin d’une spécificité de l’identité gay, le désir de retrouver l’espace social, citoyen et politique de la «cité» dont nous sommes exclus en étant traités comme des citoyens de seconde zone.

queerEn revanche, les luttes «queer» pour la remise en question radicale de la distinction des sexes et des rôles sociaux passent aussi bien par la création d’une certaine culture «queer» et par des happenings qui investissent des lieux ou des manifestions. Nous sommes là beaucoup plus de l’ordre du subversif. Par leur forme, et par leurs objectifs. J’ai l’impression qu’ils ne veulent nullement intégrer la «société de papa», même en la réformant, mais bien au contraire remettre en question jusqu’à ses bases, en devançant les évolutions sociales les plus récentes.

De là à dire que ces deux luttes sont contradictoires ? antinomiques ? La distinction passe à l’intérieur des consciences. Où suis-je ? quel est mon regard sur le monde ? où est-ce que je veux aller ?

Si j’avais une réponse, je n’écrirais pas ce texte interminable...


Tu dis que les réactionnaires et les subversifs se rejoignent dans la lutte contre le présent : soit au nom du passé, soit au nom de l’avenir. Mais quel est ce présent qui semble faire si peur ? Quel est cet apocalypse qui semble tous nous menacer ?

Oui, il y a bien un apocalypse qui nous menace - lui-aussi profondément ambivalent et qui lui-aussi brouille les frontières entre gauche et droite, entre bien et mal, entre progrès et régression. Cet apocalypse, à vrai dire, a déjà eu lieu. Aujourd’hui, on assiste simplement à son extension méticuleuse jusque dans les coins les plus reculés de la planète - mais aussi, dans le même temps, à de nouvelles formes de luttes et de résistance. mall_1Cet apocalypse a donc déjà eu lieu et il est trop tard : trop tard pour les politiques, trop tard pour les syndicats. Il n’y a plus de classe ouvrière, il n’y a plus que des Intérimaires et des contrats à durée déterminée. Il n’y a (officiellement) plus d’aliénation au travail : il y a les 35 heures par semaine qui sont bien pratique pour aller jardiner, aller au cinéma et faire des courses aux supermarché. Le monde entier est en train de devenir un centre commercial, avec ses cinémas, ses Starbucks coffeas et son réseau wifi.

C’est suite à cet apocalypse que se pose la question de la subversion : le capitalisme a gagné, ni les républiques ni les syndicats n’ont été de forces pour lutter. Et maintenant, alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Et si je n’avais pas peur de faire fuir les rares lecteurs qui m’ont suivi jusque là, j’appellerais cet apocalypse : «l’aliénation mondiale des populations à la société du spectacle et de la consommation».


L’aliénation mondiale des quoi ?

Un petit extrait de film vaut mieux que de grands discours. Voici un extrait de «They Live» de John Carpenter :
http://www.youtube.com/watch?v=pSFT-R4N17g


Critiquer la pub n’est pas nouveau. En quoi cela représente un apocalypse ? Ce n’est pas au contraire l’aboutissement d’une société du bien-être et de l’abondance ?

PasoliniUn autre grand observateur de cette évolution a été Pasolini, qui comparait cette «société nouvelle» en terme de fascisme... Plus de 20ans de fascisme italien n’avaient influencé qu’en surface la culture paysanne italienne. Alors qu’à partir des années 50, en moins d’une dizaine d’années, la société de consommation a été comme une lame de fond qui a tout réduit à néant, et les jeunes paysans se sont mis à mépriser leurs traditions, leurs cultures, leurs dialecte avec une force inconnue. D’où les provocations extrêmement violentes de Pasolini à l’égard des jeunes, des idées nouvelles, d’une certaines «libération des mœurs», coupables selon lui de détruire les cultures authentiques au nom d’une fausse tolérance.

milleet1nuitsEntre 1971 et 1974, Pasolini a réalisé ce qu’il a appelé sa «Trilogie de la Vie» (Le Décaméron, les Contes de Canterbury, les Contes des Mille et Unes Nuit), trois films parlant de sexualité de manière assez joyeuse et assez libérée. Très «dans l’air du temps», pourrait-on dire. Trop, justement, si bien qu’avec le recul, il rédigea sa célèbre «abjuration» :

«J’abjure la Trilogie divine de la vie, bien que je ne regrette pas de l’avoir faite. Car je ne peux pas nier la sincérité et la nécessité qui m’ont poussé à représenter les corps et leurs symbole principal, le sexe (…) Maintenant, tout est complètement inversé.
Premièrement : la lutte progressiste pour la démocratisation de l’expression et pour la libération sexuelle a été brutalement dépassée et rendue vaine par la décision du pouvoir consumériste d’accorder une tolérance aussi large que fausse.
Deuxièmement la « réalité » des corps innocents a été elle-même violée, manipulée, dénaturée par le pouvoir consumériste. Bien plus, cette violence sur les corps est devenue la donnée la plus macroscopique de la nouvelle époque humaine.
Troisièmement : les vies sexuelles privées (comme la mienne) ont subi le traumatisme aussi bien de la fausse tolérance que de la dégradation corporelle, et ce qui, dans les fantasmes sexuels, était douleur et joie, est devenu déception suicidaire, inertie informe.»

Éloquent, n’est-ce pas ? En cela, Pasolini rejoint, consciemment ou pas, la position de Michel Foucault qui était lui-aussi très critique sur les mouvement de libération sexuelle.


Mais tu as dit que cette évolution brouille la frontière entre bien et mal : qu’y a-t-il de positif à cela ?

salopeParce qu’on ne peut pas séparer, et encore moins opposer, la société de consommation et la libération des moeurs, la liberté d’expression et le développement de la pornographie, le déclin de la société patriarcale et l’individualisme forcené des sociétés occidentales. crucifixOn peut tenter de faire le tri entre les «bonnes» évolutions et les «mauvaises», au nom des droits de l’homme ou d’autres valeurs similaires, mais la distinction peut devenir très difficile car 1. tout dépend de ce que l’on considère comme mauvais et des critères de sélections et 2. toutes ces évolutions, bonnes comme mauvaises, relèvent d’un même mouvement.

On peut critiquer la mondialisation économique et culturelles et militer pour la préservation des peuples indigènes - mais peut-on aller jusqu’à refuser les routes, les médicaments et les téléphones aux régions les plus pauvres d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie ? cocacolaEt tenir ce discours : «Nous disposons, nous, d’Internet, des Mac Do et de l’eau courante, mais il vaut mieux pour vous que vous conserviez votre mode de vie ancestral, contre votre volonté ?». Non, bien sûr, la mondialisation est une bonne chose.

Mais est-ce une raison pour s’interdire tout regard critique sur ces phénomènes ? Pour ne pas voir que derrière les programmes de développement d’accès à Internet, il y a aussi la violence d’une culture mondiale qui rend ringarde et obscurantiste toute culture traditionnelle, aux yeux des plus jeunes surtout, au nom d’une rentabilité pédagogique et d’un droit au progrès parfois douteux (et subventionnée par Coca Cola !).

Nouvelle aporie tragique de notre temps ! Il n’y a pas de réponse tranchée à donner, mais à être conscient de la profonde ambivalence de cette évolution, pour mieux l’appréhender, la critiquer et l’améliorer. Derrière les bons sentiments et les beaux idéaux de «libération» et de «progrès», peuvent se cacher des aliénations et des régressions plus terribles encore, et c’est tout le problème que j’essaie de démêler.


Mais attends voir un peu, on parle de culture, de sexualité ou de politique ?

De tout ça à la fois ! On peut difficilement développer une critique des pouvoirs politiques et économiques sans prendre en compte la manière dont nos corps, nos cultures, nos représentations et nos sexualités sont forgés par ces pouvoirs. Cela vaut pour toutes les époques, et cela vaut encore plus de nos jours, où parmi les plus grandes forces économiques mondiales, on compte les industries de la télévision, des jeux vidéos, de la publicité, du cinéma...

Je n’aime pas cette intrusion de la politique dans la sexualité, et encore moins la revendication politique de certaines sexualités, mais je dois bien le reconnaître : la politique est sexuée, et le sexe est politique.


Ah oui, c’est là qu’on retrouve Beatriz Preciado ?

Oui, voilà : Beatriz Preciado semble avoir poussé jusqu’au bout l’hypothèse d’une politique des corps et des sexes, et également jusqu’au bout l’expérimentation d’une lutte subversive du pouvoir sur son corps lui-même, et sur sa sexualité.

Pour ma part, je n’en suis pas encore là. Je reste très réactionnaire sur mon rapport à mon corps : je continue à la considérer comme un «temple», comme un «destin», comme une «nature», et à ne pas aimer les tatouages et autres piercings. Un peu comme les Romains rejetaient la circoncision des Juifs. Un peu comme Montaigne se méfiait des nouvelles coutumes : si de toute façon on est dans l’arbitraire, autant garder la culture que l’on connaît. Mais aussi un peu comme un Pasolini qui aurait admiré les tatouages à leurs débuts, et qui les aurait reniés quand il y aurait reconnu non plus le signe d’une subversion, mais le présage d’un nouveau conformisme.

Je reste très circonspect sur ces formes de luttes «post-modernes», mais c’est Beatriz Preciado qui m’a fait prendre conscience de la différence entre l’aliéna et le subversif : il ne s’agit pas d’une simple lutte entre les Anciens et les Modernes. Parmi les Modernes, et parmi les plus modernes d’entre eux, il peut y avoir des formes de luttes, de résistances et d’agit-prop radicales. Le réactionnaire et le subversif peuvent s’opposer sur bien des points (la question de ce qu’on doit faire de notre héritage et de notre culture, notamment : le subversif le considère comme définitivement compromis dans les oppressions et les crimes du passé, le réactionnaire cherche désespérément à sauver le bébé de l’eau du bain...). Mais le réactionnaire et le subversif se rejoignent sur un même point : la critique de la société contemporaine. Le réactionnaire parlera de décadence, et le subversif parlera plutôt d’aliénation.


Mais qui est cet aliéné dont tu parles tout le temps ?

L’aliéné, c’est l’homme sans mémoire, sans histoire, transparent et heureux. Il n’a aucune vie propre en dehors des représentations majoritaires de son temps. Il ne voit pas la différence entre sa vie et celle des séries américaines qu’il regarde à la télévision. Il y a eu un apocalypse et il ne s’en est pas rendu compte. Il est peut-être écolo et anti-Sarkozy, mais il regarde MTV, est fier de ses prouesses sexuelles et mange régulièrement au Mac Do.


Oui, enfin c’est une critique facile. Tu ne vas pas te mettre à empêcher les hommes de vivre comme ils le souhaitent !L’aliéné, c’est peut-être plutôt celui qui doit travailler 50 heures par semaine pour gagner quelques dollars pour faire vivre sa famille ?

diesel_stupid_01Il n’y a pas pire aliénation que l’aliénation volontaire. Il n’y a pas meilleur moyen d’obéissance que de faire croire aux hommes qu’ils sont libres. Et la grande aliénation contemporaine, c’est bien celle-là : répéter partout sur les murs «soyez libres», «soyez-vous mêmes», «soyez rebelles», «ne vous préoccupez pas de ce que disent les gens», «exprimez-vous», «tout s’achète sauf le bonheur». Tout cela pour vendre des baskets, des boissons à bulles, des vêtements et des cartes de crédit. Tant qu’on n’aura pas pris conscience de cette aliénation mentale et culturelle, la lutte contre les aliénations économiques et politiques n’auront quasiment aucun effet. C’est aussi simple que cela.

L’aliéné, voilà l’ennemi. Il n’est pas méchant, il est juste celui qu’il faut réveiller - ou combattre s’il est trop tard. Mais attention, l’aliéné est aussi au fond de nous-mêmes, évidemment. La culture mondiale qui s’est répandue depuis une cinquantaine d’années est tellement forte, tellement prégnante, tellement protéiforme qu’elle a impregné jusqu’à nos représentations les plus intimes. Lutter contre l’aliénation, c’est, tout autant qu’un combat culturel et politique, une ascèse personnelle, une élévation de soi.

Là où ça se corse, c’est qu’il n’y a pas de nature humaine. Il n’y a donc pas d’identité propre, authentique, qu’il s’agirait de retrouver en-dessous des couches d’aliénations successives. On peut toujours essayer de se débarrasser de l’influence de la publicité, puis de nos représentations d’Occidentaux, puis de l’éducation de nos parents, etc. On ne retrouvera rien au fond. Parce qu’il n’y a pas de nature humaine. L’homme n’est pas un objet génétique authentique sur lequel se greffent nos éducations, nos expériences et notre vie. C’est plutôt un simple point de départ biologique qui ensuite s’invente au fur et à mesure. La solution n’est pas à chercher en amont, mais en aval : se débarasser de nos aliénations sans avoir la prétention de devenir authentique, mais de se réinventer soi-même.

(Dire cela, c’est être plus subversif que réactionnaire... )

nike_just_do_itLe réactionnaire dirait que la solution n’est pas dans la réinvention de soi-même : ce ne serait qu’un leurre, une illusion. Il faut au contraire retrouver une identité authentique en renouant avec la culture dont nous sommes les héritiers et qui est si malmenée par la «non-culture» contemporaine.


Mais «avant», comme tu dis, il y avait le pouvoir de l'Église, le patriarcat, le racisme et l’homophobie d’État... Es-tu sûr que c’était mieux ?

Nous voilà au cœur du problème ! Non, je n’ai pas dit que c’était mieux, j’ai dit que ce n’était pas la même chose. Être contre l’Église, contre le patriarcat, contre les barrières qui empêchent l’épanouissement de l’individu et l’expression libre de sa sexualité, c’est être un «allié objectif» de la société du spectacle et de la consommation pour qui, elle-aussi, ces vieilles manières de penser sont des freins à l’extension d’une culture mondiale indifférenciée et sans valeur. Mais être contre cette société capitaliste, consumériste, pornographique, mondialisée, indifférenciée, sans autre valeur que celles du pouvoir d’achat et de la «cool attitude», c’est à son tour être un allié objectif des réactionnaires qui, de droite ou de gauche, voudraient revenir à une société plus humaines, aux valeurs stables et identifiables (et éventuellement catholiques, racistes, homophobes...).

Pour comprendre un peu ces différents points de vue, on peut se référer à certains de mes anciens textes : sur Brüno, sur la culture MTV, sur Beatriz Préciado...

Tout le problème que je n’arrive pas à résoudre pour l’instant, peut-être tout simplement parce que je ne dispose pas des bonnes références, est le suivant :
Comment concilier l’attachement à une identité qui se définit par un héritage de culture et de valeurs, avec une critique radicale des valeurs qui ont fondé notre culture, au nom de la lutte LGBT (les notions de sexe, de normes, d’amour...) ?
Ou alors, sur un plan plus politique : comment concilier l’impératif des grandes luttes économiques qui passent par la politique et le syndicalisme, avec le constat de l’échec de ces luttes et le développement d’autres formes de lutte ou d’alternatives ?

Entre la nécessité morale d’une réaction et la nécessité pratique de passer par la subversion, entre la possibilié d’allier les deux et les contradictions ou les oppositions qu’il peut y avoir, le chemin est complexe. Je refuse de me laisser entraîner vers l’avenir sans recul critique et en abandonnant tout ce qui a construit mon identité de «classique», mais je ne veux pas non plus que cette attitude me fasse passer à côté des enjeux contemporains et m’empêche d’avoir un recul critique sur mes propres références.

Je crois percevoir quelques pistes mais je vais m’arrêter là pour l’instant, il faut que tout cela repose un peu, c’est bien trop confus pour l’instant.

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