23 janvier 2007
Chantier (d'appartement, de réflexions...)
L'appartement n'est ni tout à fait vide, ni tout à fait rangé : ayant déménagé le jour-même,notre ami nous a invités pour la soirée dans sa toute nouvelle demeure. Les carcasses de meubles jonchent le sol, les livres dorment encore dans les cartons et les tableaux nous observent, posés à même le sol : seuls se dressent une petite table et trois sièges napoléoniens. Nous buvons au milieu de l'appartement neuf. Une bouteille, deux bouteilles, trois bouteilles. Du tabac, un peu de cannabis. Les esprits s'aiguisent, les langues se délient.
Nous parlons d'abord de la place de la femme dans l'oeuvre d'un peintre "côté" que mon ami m'a fait découvrir et que nous avons même rencontrés récemment, dans son atelier de la banlieue parisienne. C'est un peintre érotique - plus exactement "pornographique" (au sens premier : ses tableaux n'hésitent pas à représenter explicitement les organes sexuels). Pas de pornographie classique : personne n'aurait l'idée de se branler devant ses tableaux. Le caractère pornographique de certaines scènes entre en résonance avec d'autres oeuvres : celles illustrant la Genèse (Adam et Eve avant le péché, puis tentés par le diable, puis rejetés hors du Paradis); celles illustrant la vie de Christ ( la descente de croix); celles illustrant le Rosaire des Philosophes, un ouvrage de mystique médiévale expliquant la pierre philosophale comme étant la rencontre entre le principe féminin (le roi, le soleil) et le principe féminin (la reine, la lune) et donnent naissance à l'hermaphrodite (ceci dit de mémoire, je simplifie outrageusement). Bref, la pornographie rejoint le sacré : il s'agit de s'interroger sur la rencontre de l'homme et de la femme, du masculin et de féminin, et non de chercher à exciter le public.
L'alcool aidant, la discussion dévie. Notre ami nous pose brutalement la question : de nous deux, qui est l'actif ? qui est le passif ? Mais répondre à cela suppose détenir d'abord la réponse à cette première question : qu'est-ce qu'être actif et qu'est-ce qu'être passif ? Une première idée ressort : le plaisir est partagé à 50/50 (je n'en suis pas sûr : il y a le fameux "secret de Tiresias) - mais tout de suite nuancée par cette autre idée : il y a peut-être équilibre, il n'y a pas identité. Les deux plaisirs ne sont pas de la même nature. Mais comment se sortir de toutes ces nuances ? Il y a l'homme et la femme chez les hétéro, et l'homme et l'homme chez les homo; il y a le pénétrant et le pénétré; il y a l'actif et le passif; le dominant et le dominé, etc. (Sachant que, très souvent, c'est le passif qui mène le jeu même s'il le cache). Compliqué, tout ça. Surtout avec tout cet alcool dans le sang.
Un concept apparaît : celui de personnage. La répartition entre actif et passif serait une question de rôle. Chacun choisit le rôle qui lui convient, qui lui plaît. Mais ce concept de personnage entraîne deux autre idées. La première, c'est qu'il peut y avoir une distance entre la personne et son personnage (d'actif ou de passif), donc un jeu, un recul, une complicité ou une manipulation de l'autre. La deuxième, c'est que la notion de personnage suppose celle d'un scénario (scénario dans lequel chacun des personnages aurait un rôle - qui est le même que le scénario dont il est souvent question dans les conversations érotiques sur internet...). Qui dit personnage dit scénario, qui dit scénario dit phantasme. La répartition des rôles dans un rapport sexuel suppose donc la mise en jeu d'un phantasme - toujours inabouti, toujours ailleurs puisqu'il s'agit d'un phantasme, mais toujours en jeu. Une des difficulté serait de garder la bonne distance entre le fantasme et le rôle : si le fantasme prend le dessus, on bascule dans l'obsession, dans la perversion, voire la folie ou le crime... Et si le rôle ne repose sur aucun fantasme, la scène risque d'être plus comique qu'excitante... Le fantasme de l'actif serait la domination, le viol (comme violeur). Le fantasme du passif serait la soumission, le viol (comme violé). L'actif est un "maître" en puissance (se réduisant à son phallus), le passif est une "chienne" en puissance (se réduisant à ses orifices).
Un autre mot apparaît : celui de jouissance. L'actif jouit en prenant son plaisir ou en le donnant. Le passif jouit de recevoir le plaisir. Mais aussi : l'actif jouit de la jouissance du passif; le passif jouit de la jouissance de l'actif. On tourne en rond. Distinguons orgasme et jouissance. Orgasme : plaisir physiologique, pour les hommes souvent synonyme d'éjaculation. Jouissance : plaisir psychologique- lié certes à l'orgasme mais sûrement plus encore aux phantasmes, aux rôles et aux scénarios. C'est peut-être une notion très connue des psychanalystes mais je l'ai redécouverte ce soir, en en discutant avec Michel et mon ami : la jouissance est avant tout affaire de perversion. Il n'y a rien de naturel dans la jouissance : le violeur jouit de son viol; certaines femmes (ou hommes) jouissent de se faire violer, ou dominer. Certains jouissent de se faire pisser dessus, d'autre ne connaissent de véritable jouissance qu'en faisant du shopping. La jouissance est de l'ordre confus des phantasmes, des terreurs, de l'image qu'on se fait de soi et où l'Autre n'est que l'objet de ses propres pulsions. L'orgasme, c'est de l'ordre du frottement, de la stimulation : stimulation d'un orgasme dans un autre (ou dans une main). La rencontre de l'Autre, de l'Altérité et la vraie relation amoureuse, faite de réciprocité) naîtrait alors de la rencontre - illusoire et éphémère - de deux orgasmes et de deux jouissance.
Quelques questions : l'érotisme naît-il alors de la différence?Un couple homo "50:50" (comme on dit, si ça existe...) serait-il alors qu'une simple narcissique, l'amour du même, sans érotisme ? ou au contraire la répartition des rôles entre actif et passif (quels que soient les sexes) ne serait-il que la perpétuation des rôles des sociétés machistes qu'il conviendrait d'abolir et renouveler ? L'érotisme peut-il survivre à une société où tous les tabous sont tombés et ou tous les phantasmes réalisables ?
Il se fait tard; les paupières s'alourdissent, la conversation s'entrecoupe de silence... Nous prenons congé de notre ami. Il pleut. Nos lecteurs mp3 sur les oreilles, nous courons et rattrapons le tram avant que ses portes ne se referment. "Bang bang, you're dead" - l'esprit enivré et le corps excité par la conversation. Le jeune homme en face de moi - celui avec la longue veste Kenzo mouillée, celui avec le lecteur mp3 sur les oreilles, oui, le jeune métis, là, avec son air un peu hautain mais aux sourires charmeurs - ce jeune homme-là est beau. Et, après cette soirée qui restera dans les annales de nos mémoires, je dormirai avec lui.
Publicité
Commentaires
P
K
@