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Xelias
5 novembre 2007

L'Austerlitz (soir 1)

L’exotisme au bout de la rue : le bar l’Austerlitz. Quel drôle de nom pour le rendez-vous de tous les ratés. C’est notre premier soir. Ambiance plutôt calme. Sous les halos enfumés des abat-jours qui se balancent, pendus au plafond, quelques clients au comptoir vident leur verre en silence ; attablés plus loin un maigre nerveux et un gros sympathique à barbe blanche. Le gros sympathique a l’air placide et triste d’un bon gros chien. Avec son piano désaccordé qui trône au fond, le lieu a tout de l’assommoir. Le patron n’est pas là mais Anne, la serveuse-cantinière, tient ses troupes d’une main ferme. D’accord pour accueillir tous les clochards du quartier mais pas pour les laisser faire le bordel. Les bons sentiments sont bons pour ceux qui ne se salissent pas les mains. Même sur ce radeau de la Méduse, prière de ne pas déranger les voisins en sortant. On y retrouve les éternelles solitudes des vieux bars de l’entre—deux : ni centre-ville, ni banlieue, poste frontière des sans patrie, des sans abris, des sans maris, des sans amis. Chaque soir dans ce no man’s land alcoolique ils retrouvent des sourires qui leur sont enfin adressés, à eux, et des oreilles qui veulent bien les écouter. M s’est assis et tout de suite ses voisins, le nerveux et le gros placide, engage le contact. Le nerveux – maigre, la peau tannée, les yeux vitreux – bredouille quelque chose qui ressemble à de la conversation. On m’appelle le taxeur des Grandes Arcades. Je taxe tout ce qui bouge. Ça vous gêne si j’utilise votre cendrier ? Non, allez-y. Merci, sympa les gars. Puis ça dérape, il se met à proférer des sons sans queue ni tête, il parle sans rien dire, bizarre. Puis il se reprend, comme si la cellule grise chargée du langage humain avait retrouvé sa connexion, et réussit à parler. C’était peut-être un effet de l’alcool ou d’une drogue en particulier. Il montre son voisin - je l’appelle l’ours, il ressemble à un ours vous trouvez pas ? Puis il décide de se chercher une autre bière et se lève. L’autre le suit du regard. Si tu vois Anne, dis-lui de me ramener un verre d’eau. Le maigre nerveux s’impose dans la conversation d’autres compères du comptoir et y reste. Plus tard, il s’assied à une table plus loin et sort un harmonica. Regardez-moi, on va mettre un peu d’ambiance. Il joue quelques notes d’harmonica puis se lasse et décroche une guitare sortie de nulle part. Il la gratte et braille quelques paroles puis Anne ne lui ordonne d’arrêter. Il veut continuer dehors mais elle sort et le ramène – c’est tout juste si elle ne le prend pas par le col comme une maîtresse agacée avec un élève turbulent. Putain j’te jure, quel pays, des fois on a envie de se tirer d’ici. J’me demande ce que je fous là. Quand elle parle ce n’est plus la maîtresse d’école. Pendant ce temps nous vidons lentement nos verres. Un rot interminable nous interrompt, puis un autre : c’est notre voisin, le gros monsieur placide. Il sort un mouchoir et y crache lentement un gros glaire. Lorsque le petit nerveux est parti, il nous a fait un signe du menton. Il n’est pas méchant, il ne faut pas avoir peur de lui. Mais nous n’avons pas peur. Ce qui est bien ici c’est que personne ne vient t’embêter, tu peux rester assis des heures avec une seule bière, il n’y a pas de problème. M demande : ce n’est pas vous que j’ai vu jouer du piano un soir ? Peut-être je ne sais pas, je joue de temps en temps mais je ne suis pas très doué. Mais si, mais si. C’est peut-être Eric que vous avez vu, il ressemblait à quoi ? Il était chauve ? Oui il était chauve mais avec une queue de cheval. Alors oui c’était Eric, il est très doué. Lui c’est un vrai pianiste, il vient de temps en temps mais pas ce soir, vous n’avez pas de chance. On ne peut jamais savoir, ici, c’est comme ça. Et vous, vous ne voulez pas jouer ce soir ? Ah non, moi non pas ce soir. Il a un sourire modeste et gêné plutôt mignon. Il nous dit qu’il aime le jazz, tous les styles, surtout Petrucciani. On aurait dû venir la semaine dernière, il y avait une jeune femme, elle a fait un petit concert improvisé. Musique classique, Bach, c’était un moment de magie. Pourtant le piano est en assez mauvais état parce que, des fois, les gens viennent et frappent dessus. Mais elle a réussi à en tirer quelque chose. M a pris le pli du lieu. Il lève le bras : Anne ? Tu viens nous servir ? Anne, qui ne nous a jamais vus auparavant, vient presque aussitôt. Nous commandons la même chose, notre voisin placide demande un verre d’eau un peu précipitamment. Quand elle revient, il s’excuse en souriant. C’était pour t’éviter de faire deux allers-retours, tu comprends ?. À la manière dont il lui parle, on sent l’habitué. Mais ici, à part nous, il n’y a que des habitués. Il y a deux sortes de bars. Les bars où l’on va entre amis, et les bars où on les retrouve. L’Austerlitz relève de la deuxième catégorie. Je sais pas si ce sont des amis que les clients viennent chercher ici – un peu de chaleur pour pas trop cher après une journée à mendier où à chômer, c’est déjà beaucoup. La conversation avec notre voisin s’interrompt, puis reprend, puis fait une nouvelle pause et M et moi reprenons à chaque fois le cours de nos discussions. Nous essayons de ne pas réagir après un rot particulièrement long. Le voisin se tourne vers nous. Excusez-moi mais je suis malade. Assez gravement. Ah. Pas de problème, il n’y a pas de mal. Nous compatissons mais sans oser l’interroger. Un peu plus tard il nous demande de veiller sur sa boîte – une belle petite boîte noire renforcée sur les coins : elle contient sa flûte. Il ne veut pas en jouer ce soir non plus – mais, deux jours plus tard, nous le verrons jouer devant les Galeries Lafayettes, sa boîte ouverte à ses pieds. Il part aux toilettes, revient, nous remercie, enfile dans son grand trench noir sa silhouette massive voûtée. Il prend congé de nous avec son sourire gentil et un peu gêné. Parmi les autres clients, ce soir-là, il y a cette femme plutôt bien habillée avec son pardessus et son chapeau. Elle passe la soirée accrochée à son téléphone dans un coin du bar ou à l’extérieur. Tandis que M, face au comptoir, cherche à éviter le regard d’une sorte de psychopathe d’un mètre soixante perché sur son siège, je peux la voir à travers la vitre. Quatre rebeux se roule,t un joint à côté d’elle, ils l’embêtent, parlent fort pour parasiter sa conversation, lui volent son chapeau et s’amusent à l’essayer. Mais elle est consentante. Entre deux coups de fil, elle plaisante avec eux, tire une bouffée sur leur joint, se laisse houspiller. Elle a tout de la célibataire-secrétaire, ou peut-être un peu plus ?, qui trouve dans ses soirées des sensations qu’elle n’éprouve plus dans sa vie : de l’exotisme, du désir, des hommes qui jouent avec elle. Elle s’accroche à son téléphone portable comme pour se convaincre qu’elle a une vie ailleurs, qu’un homme tient à elle – mais qui, véritablement, est au bout du fil ?
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Xelias
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