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Xelias
24 février 2008

57 000km entre un scaphandre et un papillon…

18845820_w434_h_q80Le hasard a voulu que les deux derniers films que j'ai vus au cinéma soient tous deux des sortes de petits OVNIs visuels, à la fois attachants et agaçants. Ce sont "57 000km entre nous" de la photographe Delphine Kreuter (2008) et "Le Scaphandre et le Papillon" du peintre Julian Schnabel (2007). A croire que c'est cette position extérieure au monde du cinéma qui motive une recherche de nouvelles manières d'utiliser la caméra. "57 000km entre nous" ressemble à une sorte de documentaire amateur sur une famille complètement aliénée par Internet : la mère et le beau-père se filment presque 24h/24 et déposent ensuite ces vidéos sur leur blog dont ils guettent avidement les statistiques de passage. Si le nombre de visiteurs baisse, ils remettent en question leur bonheur et la manière dont ce bonheur transparaît dans leurs vidéos. Nat, leur fille de 14ans, passe ses journées et ses nuits dans sa chambre-cocon, devant son ordinateur. Tantôt elle joue à un jeu en ligne avec un garçon dont elle ne connaît que l'avatar du jeu mais avec qui elle veut se marier (du moins, dans le jeu, jusqu'à ce qu'ils cherchent à se voir pour de vrai), tantôt elle donne des ordres à son "esclave", un homme adulte qui aime la soumission et qui se déguise en bébé pour elle… Troisième personnage principal : le partenaire de jeu de Nat, qui est un adolescent victime d'une maladie du sang. Il ne peut pas sortir de sa chambre aseptisée et Internet est sa seule ouverture sur le monde : delà il peut jouer avec Nat, il peut aussi parler à sa mère qui est si terrifiée par cette maladie qu'elle n'ose pas lui rendre visite, ni même allumer sa "webcam" quand ils sont en conversation vidéo. "Le Scaphandre et le Papillon" est plus connu. Il raconte l'histoire de cet homme victime d'une attaque cardio-vasculaire qui le rend complètement paralysé. Ses facultés mentales sont intactes et il ne lui reste qu'un seul œil de fonctionnel – sa seule manière de communiquer passe par les clignements de la paupière. Le premier film peut pécher par son côté un peu excessif et caricatural dans le traitement des personnages, par son minimalisme qui finit par devenir un peu anecdotique (sans compter la difficulté pour le spectateur de trouver sa place dans le film : il m'a bien fallu vingt minutes avant d'être sûr qu'il s'agissait d'une fiction et non d'un documentaire : mais ce n'est pas forcément un défaut !). Le film de Julian Schnabel a été critiqué pour son pathos exacerbé qui le faisait passer à côté des vrais enjeux de la situation, et pour ses partis pris formels trop décoratifs pour certains. Mais j'avoue être généralement très complaisant envers les films qui ne mettent pas un scénario en image mais créent une histoire à partir d'images et de son – ce qui est le cas de ces deux films ! Mais ne nous arrêtons pas là. Les correspondances entre les deux films vont plus loin. Dans les deux cas, c'est la remise en question du statut du corps et du regard qui va stimuler l'inventivité formelle et motiver la recherche de nouveaux points de vue pour la caméra. Ce sont à chaque fois des situations limite qui questionnent le rapport de l'homme au monde, donc le regard, et donc les images.Et dans les deux films, le point de vue devient effectivement motivé, mimétique : la caméra prend la place de l'œil valide dans Le Scaphandre et le Papillon, elle se fond dans la multiplicité des caméras (webcam, etc.) dans 57 000km entre nous. Sur cette approche presque parallèle, les deux films explorent deux univers opposés. Dans 57 000km entre nous, nous assistons à la dissolution des corps, ou plutôt leur intégration à un dispositif plus large qui inclut des yeux-prothèse (les caméras), des avatars, des blogs, etc. Il y a une multiplication des regards, des points de vue (le beau-père est sans cesse à la recherche de nouveaux endroits où mettre sa petite caméra), mais toutes ces caméras sont braqués sur eux-mêmes : c'est un dispositif narcissique, un jeu de miroir fermé. (Qui ne s'ouvre que dans une des dernière séquence du film, quand Nat sort de chez elle avec une caméra cachée dans son bonnet pour montrer sa ville à son ami, jusqu'à ce qu'elle tombe sur lui en passant devant les fenêtres de l'hôtpital). La subjectivité s'éparpille et se dissout et cette multiplication des caméras cherche vainement à rassurer les personnages sur leur identité. Elle est censée les aider à bien associer leur subjectivité avec leur corps alors qu'elle ne fait que les dissoudre un peu plus dans le "cyber-espace". Dans 57000km…, la mère et le beau-père en sont pour ainsi dire encore au stade du miroir. La communication perd elle aussi son intensité à mesure que ces prothèses lui permettent de franchir les distances. On peut parler à qui l'on veut grâce à des caméras, des micros et des messageries instantanées, mais on n'a rien à se dire, si ce n'est réaffirmer cette communication en elle-même. A l'inverse, Le Scaphandre… essaie de cerner le cœur de la subjectivité en lui retranchant tous ses attributs non-indispensables, en une sorte de cogito cartésien entièrement fondé sur la vue, la mémoire, l'imaginaire. C'est parce que le corps est devenu inerte qu'il reprend toute son importance : loin de se dissoudre, il devient au contraire très lourd, il redevient le lieu incontournable, indépassable de la subjectivité. C'est la même chose pour le regard : c'est parce qu'il est immobile qu'il reprend toute sa force, toute son intensité. Le regarde se transforme : avant il était une visée, un regard utilitaire, maintenant c'est une vision, une ouverture au monde. C'est parce qu'il ne peut plus se voir qu'il voit le monde. Le foyer de cette vision concentrée, c'est la subjectivité. Tandis que la famille de 57 000km perdait son identité précisément en voulant la retrouver par la multiplication des regards posés sur elle, le héros du Scaphandre… la retrouve dans toute son intensité grâce à cet œil unique ouvert sur le monde. Le même processus est à l'œuvre pour la communication : réduite à un clignement de paupière, elle n'en est pas moins forte. Avec tout ça, je n'ai pas dit un seul mot sur les images des films en elles-mêmes…18828109_w434_h_q80
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Commentaires
X
Merci à toi pour ces compliments. C'est vrai que "57 000km entre nous" a été peu médiatisé. Il a un côté loufoque et cheap qui peut effectivement rebuter, mais certaines scènes sont assez impressionnantes (apparition étonnante de Mathieu Amalric !!) ou très émouvantes, comme les retrouvailles entre Nat et le garçon malade. Sans parler du père transgenre...
U
Je suis impressionné par l'analyse que tu as fait des deux films. Ne connaissant pas "57 000 km entre nous", j'ai été bluffé par ton récapitulatif de l'histoire... <br /> De l'autre côté, "Le Scaphandre et le Papillon" m'a un peu rebuté quand on sait qu'elle reprend l'histoire d'un grand journaliste "people" qui est devenu handicapé... Cependant, ton analyse m'en fait l'effet inverse.<br /> Merci !
Xelias
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