18 mars 2007
Histoire d'un aller et d'un retour (Plus laide la Vie, I,7)
Lundi, 14 heures : une étrange silhouette parcourt le Faubourg National en direction du centre-ville. Celle de Samuel - la troisième personne présente hier matin au stand du père de Magali. Veste Kenzo, silhouette filiforme comme celle d'un héros de manga japonais (sa chevelure noire et son teint pâle y son sûrement pour quelque chose). I-Pod Nano argent (édition limitée numérotée) à fond dans les oreilles. Yeux mi-clos qui regardent bien au-dessus des autres passants. Qu'il ignore d'ailleurs ostensiblement; tout en lui semble leur dire : "Ecartez-vous, simples mortels, et laissez passer celui qui, du haut de ses bottines JM Weston, vous domine de son élégance et de son intelligence." On peut étudier la philosophie et savoir s'habiller. De la dialectique à la rhétorique, de la rhétorique à cet autre art des signes qu'est la mode, le Bien Suprême, le Bien Suprême n'est-il pas la maîtrise, la domination et la supériorité ? Le Beau, le Bien, le Vrai au service de l'élégance ! Inclinez-vous, Concepts, et servez votre maître...
Les hanches ondulent avec souplesse, le baise-en-ville Lancel oscille au bout d'un poignet fin et blanc; la mèche rebelle rejoint sa place d'un mouvement discret. Hommes et femmes, tous sont attirés par le spectacle de cette silhouette altière et chaloupée - même les vieux Kurdes libidineux ou les jeunes mères du quartier. De temps à autre une gueule cassée en survêtement rouge et noire et aux lourds colliers bling-bling roule des mécaniques devant ses amis et sa copine surmaquillées et lance un regard mauvais à ton passage - mais ton regard à toi, le toisant avec dédain en une seconde avant de se détourner avec dégoût, a tôt fait de le ramener à sa place.
"Everybody says you're looking pretty cool
And the summers looking pretty good for the gang you rule
But you got no style
Yeah you got no style."
De l'autre côté du pont, sur les pavés de la Grand-Rue, le public change mais la représentation continue. Ce que Samuel préfère, ce sont ces jeunes couples où l'homme comme la femme le suivent du coin de l'oeil, en quête de la grâce dont leur conjoint ne dispose pas.
"Est-ce mon visage
Ma peau si finement grainée
Mon air suave
Est-ce mon allure
Est-ce la grâce anglo-saxonne
De ma cambrure
Est-ce mon sourire
Ou bien l'élégance distinguée
De mes cachemires
Quoi qu'il en soit
C'est moi le plus beau du quartier, hum, mais
Mais prenez garde à ma beauté
A mon exquise ambiguïté
Je suis le roi
Du désirable
Et je suis l'indéshabillable
Observez-moi, hum, hum, hum
Observez-moi de haut en bas
Vous n'en verrez pas deux comme ça
J'suis l'favori
Le bel ami
De toutes ces dames
Et d'leurs maris..."
Place Gutenberg. Détour par la rue Mercière, face à la somptueuse Belle Dame de Strasbourg...
Le sourire figé nargue à jamais les jeunes filles impatientes. La silhouette fière et cambrée, pleine de séduction, de féminité et d'arrogance, annonce le triomphe de la décadence. Sensualité, désinvolture et raffinement : c'est le tentateur, le jouisseur, l'homme sans remords ni regret, l'homme du présent - représenté pour l'éternité. Qu'importe s'il cache dans son dos tout un grouillement d'animaux visqueux - grenouilles, serpents ricanants - si la pomme qu'il contemple a l'air, elle, terriblement appétissante.
Chaque fois que ses pas le mènent à la cathédrale, Samuel ne peut s'emêcher de saluer la statue du Tentateur qui, de son piédestal (façade principale, portail de droite), sourit à jamais aux passants pour leur dire que ce qu'il a à offrir est bien plus réel que ce fiancé que les Vierges attendent en vain. "S'il vivait de nos jours, se dit Samuel en se cambrant un peu, il me ressemblerait."
"We're living in a looking glass
As the beauty of life goes by
You're going to be so oh
You're going to grow so old
Your skin so cold.
Well they're just narcissists
Well wouldn't it be nice to be Dorian Gray
Just for a day ?
Such narcissists
What's so great to be Dorian Gray
Every Day ?"
Place Broglie, il s'arrête devant la cabane de M. Schloesser et, comme la veille, commande un vin chaud.( Ma mère n'est pas là ce matin, elle est en cours). Raymond le reconnaît, voudrait entamer la conversation mais Samuel, écouteurs sur les oreilles, n'entend rien et se tourne pour s'allumer une cigarette à l'abri du vent. A peine est-il servi qu'il repart, le gobelet dans une main, la clope dans l'autre. Devant le Théâtre National de Strasbourg, il se répète de ne pas oublier d'acheter un billet pour la pièce en cours. Puis il monte les marches de la Bibliothèque Nationale Universitaire, monte jusqu'à la salle de lecture, cherche le livre qui l'attend au bureau des retraits. La salle est presque vide. Le grincement des pieds de la chaise sur le sol résonne sous le haut plafonds; Samuel s'installe face à un étudiant en droit - kippa sur la tête - à qui il fait un léger signe de tête, comme à une vague connaissance. Il sort quelques feuilles froissées de sa sacoche Lancel et commence à lire en prenant quelques notes de temps à autres.
De temps en temps, il relève la tête et parcourt la salle des yeux pour voir les nouveaux arrivants. Soudain, son regard se fixe sur un autre étudiant - petit, cheveux noirs courts, visage découpé assez dur - qui se dirige vers une autre salle. Typé italien, silhouette assez ramassée. L'Italien doit se sentir observé : il tourne la tête machinalement vers Samuel et leurs regards se croisent. Tous les deux se figent, s'observent. Cherchent à se rappeler d'où ils se connaissent.
Samuel réagit le premier : il ramasse ses affaires en toute hâte et se précipite vers le portillon de sortie. La machine met une éternité avant de le laisser passer : cela laisse le temps à l'autre de réagir et de se diriger vers lui. Plus exactement, de se lancer à sa poursuite. Ils courent dans les escaliers, se ruent vers la sortie. Tout le monde regarde : que s'est-il passé ? Un vol ? Une agression ? Samuel dévale quatre par quatre les marches de la sortie, traverse la rue et se retrouve dans le parc au centre de la place de la République. Ses affaires mal rangées le gênent, l'autre a les mains libres et court plus vite. Sans obstacle, la poursuite est de courte durée. Samuel a perdu toute sa belle prestance.
Samuel : - Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Lache-moi ! T'es qui, d'abord ? Qu'est-ce que tu me veux ?
- Ne me prend pas pour un con, tu sais parfaitement qui je suis ! T'aurais pas couru sinon.
- Et alors ? Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ?
L'inconnu : - Ton nom. Je te lâcherai pas tant que tu n'auras pas donné ton nom.
- Et puis quoi encore ? Pourquoi tu veux mon nom ? Je peux pas t'aider, je peux rien pour toi !
L'inconnu resserre son étreinte et devient plus menaçant. Il a plus l'habitude de la bagarre que Samuel.
- Donne-moi ton nom !
- Allon. Samuel Allon.
- "Alone" ?T'écris ça comment ?
- A, deux L, O, N.
- Et t'habites où ?
- Rue de Rosheim.
D'un mouvement brusque, l'inconnu relâche Samuel:
- Ok, casse-toi. Je te retrouve quand je veux maintenant.
- De tout façon je sais rien. Je peux rien pour toi. Rien du tout.
Sauel part sans demander son reste et en haussant les épaules. L'autre le suit du regard, l'air sombre, puis retourne à la bibliothèque. Cette scène étrange a eu lieu dans le parc de la Place de la République, sous le regard des grands arbres noirs et décharnés. Sur le monument aux morts, la mère de marbre pleure ses deux fils entre-tués. Tout autour, des jeunes femmes sortent leurs petits enfants dans leurs landaus, des étudiants lisent sur les bancs et des lycéens, profitant du temps assez doux, jouent de la guitare assis sur la pelouse. Certains ont observé la scène avec attention, se demandant si une bagarre allait éclater, puis avec un soulagement mêlé de déception quand les deux garçons se sont séparés.
Samuel tremble. D'avoir couru mais pas seulement. Son coeur bat très fort. Il a peur. Il ne sait plus quoi faire ni quoi penser. Il avance machinalement sans prendre garde à la direction : là, il suit les quais, en direction du Tribunal. Le froid lui fait du bien. Il ne voit rien, il n'entend rien : le I-Pod est à fond.
"You said you'd never compromise
With the mystery tramp
But now you realize
He's not selling any alibis
As you stare into the vacuum of his eyes
And ask him do you want
Do you want to make a deal
How does it feel?
How does it feel?
To be without a home
Like a complete unknown
With no direction known
Like a rolling stone
You never turned around to see
The frowns on the jugglers and the clowns
When they all come down
And did tricks for you
And you never understood
That it ain't no good
You shouldn't let other people
Get your kicks for you
How does it feel?
How does it feel?
To be without a direction known
Without a home
Like a complete unknown
Like a rolling stone
Il longe les quais sous les arbres, l'eau coule en contrebas, quelques voitures passent sur les pavés sur sa droite. Il arrive à un carrefour et regarde, sans comprendre. Devant le grand bâtiment, il y a une équipe de télévision avec caméra et micro, quelques personnes qui montent les marches en se soutenant les uns les autres, deux vieux en robe noire fumant une cigarette sous le portique. Le feu passe au vert et il continue.
"Oh what did you expect?
Oh tell me what did you expect?
To lay it on my head
So is it all upon my head?
Bang bang you're dead
Oh Im so easily lead
Bang bang you're dead
Put all the rumours to bed
Bang bang you're dead."
Samuel rentra chez lui, se servit un verre de vodka-orange et s'écroula sur le lit.
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