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Xelias
7 septembre 2012

Grandeur et décadence de la caméra diégétique (médias et ciné, 3)

Un genre nouveau

Pour tout récit (roman, cinéma...), la diégèse est le terme technique qui désigne l'univers du récit, le monde qu'elle évoque. Par exemple, dans un film, une musique diégétique est une musique présente dans le film (radio, musicien...) tandis qu'une musique extra-diégétique est une musique rajoutée ensuite (ce qu'on appelle les « BO »), que n'entendent pas les personnages du film. Dans certains cas très particuliers, on peut passer de l'un à l'autre : une séquence « musicale » qui s'ouvre avec une musique qui passe à la radio puis qui se poursuit dans d'autres lieux avec la musique qui continue « en off »; ou dans certains films comiques, ces moments où un personnage entend la musique off, ou quand le narrateur s'adresse directement au personnage...

L'un des premiers films ayant  une utilisation systématique de la caméra diégétique (et ayant connu un succès mondial grâce à ça) est Le Projet Blair Witch de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez (1999). Il pousse le processus jusqu'à faire du film un « document trouvé » livré brut au spectateur et il n'a pas vraiment été égalé sur ce plan depuis (refaire exactement la même chose n'aurait pas grand sens).

De Rec à Paranormal Activity en passant par Diary of the Dead et Cloverfield, on ne compte plus les films d'horreur ou les films fantastiques ayant eu depuis recours à ce procédé. Et pour cause !
- c'est dans l'air du temps avec la démocratisation des caméras vidéos (voire maintenant des caméras sur les téléphones)
- ça rend le récit beaucoup plus réaliste – et donc ça rend beaucoup plus crédible (et effrayante) l'existence de fantômes, de monstres ou de morts-vivants. C'est « l'effet de réel » qui se repère à plusieurs codes (images très bougées, difficulté de mise au point, montage abrupt en fonction des « on/off », etc.)
- ça permet de créer des effets de suspense, de terreur ou autres beaucoup plus efficaces
- enfin, mine de rien, ça s'inscrit dans une tradition littéraire ancienne. Pour rappel, Dracula, de Bram Stoker (1897) se présente comme une compilation de lettres, d'extraits de journaux intimes, d'articles de journaux et de transcriptions de récits enregistrés sur un phonographe. Il existe d'autres romans ou récits se présentant comme des manuscrits trouvés dans les affaires de telle ou telle personne morte, etc.

On pourrait presque parler d'un genre « caméra diégétique » même si ces films relèvent aussi bien du film d'horreur, du film de mort-vivant, de super-héros, etc. Cela dit, c'est un procédé qu'on peut utiliser de manières plus ou moins intelligente, plus ou moins efficace ou subtile. Et ce n'est pas toujours facile de renouveler le genre : Rec2 faisait intervenir 2 caméras (Rec3 relevant, lui, plus du grand n'importe quoi sans aucune cohérence). VHS semble montrer que le procédé continue d'inspirer et de se renouveler (à voir sur pièce).

Romero et Craven : la leçon des maîtres

La caméra diégétique semble vouloir dépoussiérer, voire détrôner le film d'horreur classique. Mais prenons deux des principaux réalisateurs « ancienne génération » : Georges Romero et Wes Craven. Tous deux ont commencé leur carrière dans les années '70 en renouvelant profondément le genre du film d'horreur par un très grand réalisme et par un contenu quasi-politique. Et tous deux semblent avoir voulu montrer aux petits jeunes ce que ce nouvel outil pouvait donner entre leurs mains. Non pas un film de plus, mais une réflexion sur ce que cette nouvelle forme apporte au genre et au sujet.

Diary of the Dead - Georges Romero (2007)

Remarquons pour commencer les courtes images de « neige » entre deux séquences. C'est censé montrer qu'on est en train de visionner des images brut. Mais si on réfléchit bien, le film qu'on voit est un montage à partir de rush (c'est dit explicitement par la narratrice en voix-off). Or jamais un monteur ne laisserait de telles images dans un montage. C'est un exemple typique « d'effet de réel » qui à l'analyse s'avère artificiel. Mais ce n'est pas bien grave.

Niveau 1 : efficacité du scénario.
Contrairement à la plupart des autres films, Romero ne se contente pas d'avoir une caméra diégétique. Il en fait un ressort du scénario lui-même : cf. la scène où le personnage ne peut pas bouger car la batterie est en train de charger ; cf. la scène où les personnages montent ce qu'ils ont filmé et le téléchargent sur Youtube pour partager leurs informations et leur expérience; cf. le film en lui-même qui  ne se veut pas un document brut mais un montage réalisé par une survivante à destination des autres survivants (si je me souviens bien).

Niveau 2 : réflexivité sur le genre
A plusieurs moments du film, la voix-off se détache de l'action pour des réflexions plus philosophiques sur l'état du monde à l'ère d'Internet, de la « rumeur du monde », de la difficulté à repérer des informations vraies et utiles, etc. On sent le réalisateur qui, fort de son expérience, ne cherche pas simplement à faire un film de plus mais à tenir un propos sur le genre et sur la modernité. J'avoue avoir été un peu déçu par cet aspect-là :  même s'il va beaucoup plus loin que la plupart des films du genre, l'interactivité entre l'histoire de nos personnages et internet est assez limitée. Je pensais qu'ils iraient plus souvent sur Youtube pour voir des vidéos sur comment tuer un mort-vivant, échanger des infos, etc. Or, la trame du film n'est pas vraiment altérée par la présence d'Internet. Du coup, le discours du réalisateur passe plus par le texte en voix-off que par la trame du script, ce qui est plus littéraire et moins proprement cinématographique.

Scream 4 – Wes Craven (2011)

L'usage des caméras et d'Internet obéit à une fonction un peu différente chez Wes Craven. Déjà, avec la trilogie Scream, il s'était imposé comme le chef de file d'une certaine post-modernité du film d'horreur : le slasher qui est en même temps un discours sur le genre du slasher. Le slasher qui se passe dans un monde où les personnages ont vu tous les autres slashers.

Avec Scream 4, il monte d'un cran. Il invente la suite dans laquelle les personnages ont vu les premiers films de la série ! (même si la série diégétique « Stab » n'a pas le même nom que la série réelle « Scream »). Dans un genre saturé de références, il prend le parti d'aller encore plus loin, au point de brouiller toute distinction entre le réel et la fiction (cf. le culot incroyable de l'ouverture  avec la triple mise en abime ) et de mettre des caméras absolument partout. En soi, le film ne relève pas du genre « caméra diégétique » - mais de nombreux personnages ont des caméras sur eux.

Niveau 1 : efficacité du scénario
S'il fallait être critique, on pourrait remarquer que les images filmées servent avant tout à élaborer quelques scènes originales et à ménager des effets de surprise  mais ne servent pas à grand chose dans l'enquête ou le fil du récit. Il existe des films qui se passent presque entièrement dans le monde virtuel, mais je n'ai toujours pas connaissance de films basés sur l'interaction entre le réel et Internet (alors que dans la vie de tous les jours, c'est notre cas à tous ou presque). - s'il en existe, n'hésitez pas à les mentionner en commentaire !

Niveau 2 : réflexion sur le genre
Comme dans tous les Scream, le film est parsemé de réflexions sur le genre du slasher – qui est censé mourir, que ferait le tueur, les règles qui sont respectées et les règles qui sont détournées, etc. Mais Wes Craven réserve une surprise lors de la révélation finale où (sans vouloir trop spolier) on apprend que tous ces meurtres sont directement liés à Internet et au fait que c'est sur Internet que se font et se défont les célébrités aujourd'hui.

Le constat qui guide ma réflexion depuis le début est le suivant : Internet a créé une nouvelle ère, une nouvelle manière de vivre et de penser et, d'une manière ou d'une autre, le cinéma se doit d'en prendre acte. Pour le coup, avec la révélation finale, c'est sûrement Scream 4 (avec The Truman Show dans un genre très différent ?) qui incarne le mieux cette idée : le discours final du méchant fait le constat de la vacuité totale de la vie des étudiants américains et d'Internet comme seul moyen d'avoir l'impression d'exister.

Là encore, s'il fallait à tout prix être critique, je dirais que c'est dommage que ça n'apparaît qu'à la fin, et dans un discours (donc une forme plus littéraire que cinématographique). Ce constat aurait pu être plus présent dans tout le film dans la description de la vie sur le campus, etc. Pris au premier degré, ce constat aurait donné une couleur beaucoup plus noire et plus critique au film (mais peut-être Wes Craven a-t-il d'abord dû se conformer aux impératifs d'un film de divertissement fait pour être vu par les fans dont parle le film ?) De manière générale, Scream 4 fonctionne pour ainsi dire en cercle fermé, auto-référentiel – au point qu'il ne relève quasiment plus du slasher (en tout cas, on a beaucoup moins peur que dans Scream 1, les meurtres arrivent très vite, il ne se prend plus le temps de longues mises en scène pour chaque meurtre ). C'est un film brillant, virtuose, mais c'est aussi une forme d'impasse.

Les Scream sont des films de fête foraine : faits pour être vus par un public jeune, bruyant, abreuvé de culture populaire et en train de manger du pop-corn. Le même public que Destination Finale, par exemple, à cette différence que Wes Craven est un des maîtres du genre et qu'il compte bien le rester et le prouver. Les trois premiers Scream seraient l'attraction du train fantôme : ça fait peur mais on sait bien que c'est pour de faux. Scream 4, lui, c'est la galerie des miroirs : les reflets se reflètent dans les reflets et ça tourne en boucle à l'infini. Plus rien n'est réel. Pour trouver des films qui font vraiment peur, il faut chercher ailleurs...

Du côté du Japon

Ring (Hideo Nakata, 1998) : un fantôme lié à une mystérieuse cassette VHS, qui s'annonce par téléphone
Kairo (Kiyoshi Kurosawa, 2001) : une malédiction se propage à travers les réseaux informatiques
La Mort en ligne (Takashi Mike, 2003) : des messages reçus sur téléphone portable annoncent exacte de la mort (prochaine) du propriétaire du téléphone.

Trois films d'horreur japonais, trois cas représentatifs de la nouvelle vague de films d'horreur qui a déferlé dans le monde occidental en renouvelant complètement le genre, en provoquant des terreurs inconnues, et en occasionnant de nombreuses suites et remakes.Or le propre de ces films est de provoquer une rencontre pour le moins violente entre l'hyper-modernité technologique et les fantômes du folklore japonais : deux éléments assez nouveaux pour les spectateurs du reste du monde. Non seulement ce ne sont plus seulement les vieilles maisons qui sont hantées (mais des objets technologiques du quotidien, des réseaux insaisissables, des images...), mais en plus les fantômes japonais ne ressemblent pas vraiment aux fantômes de la vieille Europe et ça fait plutôt peur...

A noter que cette vaguer d'horreur japonaise ne concerne pas uniquement la technologie : Ju-on, de Takashi Shimizu (2000) (dont Shimizu fera lui-même le remake avec The Grudge) est une histoire de fantôme tout à fait classique dans son principe de base.

Ces films sont très « japonais » dans la mesure où le propre du Japon est effectivement d'être à la pointe du progrès technique dans la vie quotidienne, et également de conserver un folklore traditionnel original et encore très vivant (dont les films de Myasaki rendent également compte). Ces films sont le résultat du choc de ces deux univers. Pourtant, ils sont eux-mêmes très classiques dans leur réalisation, voire même assez lents. En fait, ils appliquent l'un des principes de base du fantastique : exprimer l'étrangeté du monde, réinterroger notre rapport au quotidien, imaginer que le  rassurant devienne menaçant. Face à la nouveauté apportée par les images et les réseaux, les Japonais ont été les premiers à voir que c'était là que se jouait désormais le fantastique. Le téléphone portable n'est plus le média qui transmet la peur (cf. les Scream), il est la peur.

La voix dans le téléphone, l'image sur la cassette VHS ou le site internet, tout cela vient de nulle part parce que, effectivement, dans notre expérience quotidienne, ils viennent de nulle part. A moins d'être un ingénieur informatique ou en télécommunication, personne d'entre nous n'est capable de dire comment fonctionne un téléphone portable ou une cassette VHS ou un ordinateur. Nous ne nous posons même pas la question. Ce sont des objets magiques (= dotés d'un pouvoir extraordinaire dont nous ignorons la cause). Et si ces objets sont magiques, alors cette magie peut prendre une vie autonome et se retourner contre nous. Comme tout bon film d'horreur (ou histoire fantastique) qui se respecte, ces films ont su révéler la face cachée de notre quotidien le plus contemporain.

En guise de conclusion

je voudrais terminer cette longue dissertation en prenant le contrepied de tout ce que je viens de dire. En avril 2012 est sorti La Dame en Noir, de James Atkins avec Daniel Radcliff. James Watkins est l'un des scénaristes de The Descent , part 2 (Jon Harris, 2009) et le réalisateur d'Eden Lake (2008, avec Michael Fassbender). Malgré ce que ces deux expériences pouvaient laisser penser, la Dame en Noir est un film tout ce qu'il y a de plus classique, avec de beaux décors, des personnages un peu bizarres de la campagne anglaise de la fin du 19è siècle, une histoire de fantôme sans véritable surprise. Ce film a marqué la résurrection de la Hammer, la société de production célèbre dans les années 60 pour ses Dracula, Frankestein et autres Momies.

J'ai été assez séduit par le charme un peu désuet du film, mais je me souviens avoir pensé qu'un tel film ne connaîtrait sûrement pas un énorme succès, une fois passée la curiosité de voir Harry Potter dans un rôle d'adulte. Et bien pas du tout : le film a cartonné ! Notamment aux Etats-Unis. Et une suite est attendue.

Qu'un film aussi classique et aussi sobre puisse connaître un grand succès public face à la barbarie des Saw ou face au jeu de massacre des Destination Finale, voilà qui est plutôt rassurant. Je ne suis pas pour une modernité à tout prix. C'est juste que, si on commence à aller dans cette direction, autant aller jusqu'au bout et créer un univers contemporain cohérent et consistent (et hétérogène). Mais entre un bon film de fantôme classique et une énième variation superficielle sur les téléphones portables, le choix est vite fait. Ce n'est pas la mode qui fait un bon film, mais un scénario intelligent et une bonne mise en scène.

Et c'est sur cette remarque pleine de bon sens que je vais m'arrêter.

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