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Xelias
12 janvier 2008

L'Austerlitz (soir 3)

1. "C'est plutôt calme, ce soir." Ai-je lancé au serveur au tablier bleu qui s'occupait à jongler avec trois oranges. C'est de cette anodine petite phrase que l'on peut dater ma première véritable entrée dans le monde de l'Austerlitz. C'est seul que je m'étais rendu à l'Austerlitz ce soir-là. J'avais pensé aller à l'Embuskade, qui est encore plus près de chez moi – le jeudi soir c'est soirée gay, du moins ça l'était à une époque mais que pouvais-je faire seul dans un bar branché et gay ? Soit il s'y passe ce qui se passe généralement et je me retrouve seul face à mon coin de zinc et ma bière sans même plus pouvoir fumer – ce qui avait au moins l'avantage de donner une contenance à peu près digne aux buveurs solitaires. Soit il se passe ce qui ne se passe généralement pas et c'est encore pire : je me retrouve à essayer de discuter en criant pour couvrir la musique avec d'autres gays qui veulent me draguer ou qui croient que j'essaie de les draguer. C'est donc en direction de l'Austerlitz que mes pas m'ont guidé ce jeudi soir : là au moins ma solitude passerait mieux, la musique ne me dérangerait pas et avec un peu de chance j'assisterais à quelque scénette drolatique. Je n'allais pas être déçu. Mon entrée fut peu remarquée et pourtant il n'y avait pas grand monde : cinq personnes en tout, en comptant le serveur – un jeune homme affublé d'un tablier bleu d'un autre âge – et Anne, l'autre serveuse que j'avais déjà vu à l'œuvre. À ces deux-là s'ajoutent une jeune fille plutôt mignonne – étonnant dans ce lieu mais l'explication m'en sera donnée plus tard – et deux hommes d'une cinquantaine d'années : l'un, manteau long sur les épaules, propre sur lui, visiblement cadre ou dans l'administration; l'autre plus populaire avec sa doudoune blanche et jaune, son visage marqué par le manque de soin et son brillant à l'oreille gauche. Sans surprise, c'est lui le plus expansif du bar. Il parle fort, drague lourdement Anne et la jeune fille qui se laisse faire, amusée et un peu gênée. Il part le premier après un grand salut lancé à la cantonade. Le deuxième homme, plus réservé, plus conforme à sa classe, finit sa bière et finit par partir. Les deux femmes sorties fumer sur la terrasse, je me suis retrouvé seul avec le serveur. À ce moment-là, je me trouvais au comptoir mais à l'écart, presque contre le mur, et je m'occupais à griffonner une lettre à l'absent sur mon petit carnet à carreaux. J'ai jugé l'occasion propice pour un premier contact : "C'est plutôt calme ce soir." Il confirma : cela faisait quelques jours qu'il était là et tout était calme, le bar était plus animé en après-midi qu'en soirée. La faute selon lui à l'interdiction de fumer en salle. Comme la discussion se poursuit jusqu'au retour d'Anne qui reprend sa place, je prends l'initiative – aussitôt approuvée par le serveur – de me rapprocher de plusieurs chaises : la deuxième étape est franchie. Mais c'est quand l'homme au piercing et à l'anorak blanc et jaune revient que l'ambiance redémarre véritablement. Il s'installe à côté de moi et m'adresse aussitôt la parole pour s'excuser. S'excuser de quoi ? De revenir boire. Il m'explique qu'il est un peu soucieux parce qu'il a des plans, des projets et qu'il a du mal. "Tu comprends, me dit-il, les gens sont méchants ! Ils sont méchants, ils ne pensent qu'à eux, ils sont individualistes." Je lui réponds qu'il ne faut pas vouloir des gens qu'ils soient autre chose que ce qu'ils sont. "Nan mais ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, répond-il avec un fort accent alsacien. De toute façon si tout le monde était pareil ce serait la merde. On se ferait chier, non ? T'es pas d'accord ? Il faut des gens qui pensent pas pareil. Moi je dis toujours qu'il faut des cons. Et j'aime bien discuter avec des cons, je préfère ça que de discuter avec des gens qui pensent comme moi, tu vois ce que je veux dire ?" Ça y est, la discussion était engagée : j'étais parti pour passer une vraie "soirée Austerlitz". 2. Tenter de restituer la conversation qui a suivi serait pour moi voué à l'échec : les idées échangées n'avaient pas d'originalité particulière. On a parlé de psychologie générale, puis de politique (il m'avoua avoir voté Bayrou au premier tour, Royal au deuxième et m'a longuement critiqué la politique spectacle de Nicolas Sarkozy. Sarkozy surtout occupait ses pensées. Il déplorait l'image de Nicolas Sarkozy à l'étranger, voulait à tout prix qu'il soit démis avant la fin de son mandat, était prêt à passer à l'action s'il le fallait, et refusait de se considérer comme Français si lui était le président des Français. Comme je me faisais un peu l'avocat du diable en ventant l'intelligence de Sarkozy, en avançant les arguments possibles en faveur du passage de Khadafi en France et en rappelant que son élection était légale, il me reprochait d'être sarkozyste et lança qu'il ne voulait plus me parler (alors qu'il avait dit plutôt qu'il aimait parler aux cons..). Mais c'était plus de la boutade qu'autre chose. Plus tard il a aussi lancé à Anne qu'il lui ferait l'amour un jour. À plusieurs reprises, je ne sais plus dans quel contexte, il a fait des allusions aux pédés : pas du tout dans un sens homophobe, plutôt pour jouer sur l'ambiguïté, en disant par exemple qu'il était pédé et qu'il voulait coucher avec moi, ce genre de choses. J'aurais pu en profiter pour dire que je l'étais, gay, mais j'ai encore du mal à trouver la bonne réplique pour sortir ce genre de révélation même quand on e tend des perches. Il disait cela en plaisantant mais ça ne m'étonnerait pas qu'il ait en lui un petit fond homosexuel. Mais la saveur de cette longue scène tenait avant tout dans son phrasé, dans ses intonations, dans ses attitudes. Il avait visiblement bu (et a plusieurs fois interrogé le serveur pour s'assurer qu'il avait bien payé toutes les bières qu'il avait bues) mais restait raisonnable dans ses blagues ou ses exclamations : disons qu'il était parfait dans son rôle de pilier de bar un peu lourd et mettant de l'ambiance. C'est dans ces moments-là qu'un discret micro aurait été utile : mais l'avantage avec un bar comme l'Austerlitz, c'est qu'on est presque sûr d'y trouver les mêmes ambiances tous les soirs. La soirée n'était pas finie : pendant que l'homme ne me laissait pas une minute de répit avec son projet de partir vivre en Finlande parce qu'il venait de faire un héritage (oui il avait une maison secondaire mais ça ne veut pas dire qu'il est milliardaire, il n'est pas riche, il a juste hérité…) et que là-bas l'impôt y était plus bas, plus bas encore qu'en Suisse où son avocat était allé se renseigner…, pendant ce temps la jeune fille, profitant de l'absence du serveur parti se rouler une cigarette (mais avec l'accord d'Anne), était passé de l'autre côté du comptoir et préparait des cocktails… Je n'étais pas venu pour me saouler mais ils me tentèrent. Je réussis à interrompre mon voisin pour demander la composition des cocktails à la jeune fille (rhum, vodka, sirop, jus de je ne sais plus quel fruit…). Je me suis décidé à en commander un. Avec un petit sourire entendu elle m'avertit que, pour moi, elle mettrait plus d'alcool que la normale… Et effectivement, je n'ai pas tardé à être terrassé par la boisson : il faut dire que j'avais un peu bu plus tôt dans la journée, je l'avais oublié comme je n'en ressentais aucun effet mais avec le cocktail en plus, tout a dû s'additionner et ma nuit fut horrible et se solda par une jolie gueule de bois. Quand je lui en fis la remarque un peu plus tard, elle me rappela que c'était ce que j'avais demandé. J'en étais à la moitié de mon cocktail quand nous sommes sortis tous les quatre fumer une cigarette : comme c'est le cas un peu partout en France depuis le 1er janvier, cette sortie fut l'occasion de sympathiser un peu plus qu'à l'intérieur et faire un peu connaissance. Mon compère, Patrick, n'arriva pas à se souvenir de mon prénom et m'appela par la suite Xavier… Anne me raconta comment, à son dernier passage, Patrick s'était donné en spectacle en montant sur une table ou sur une chaise et en se déshabillant pour ne garder que le caleçon… (je me disais bien qu'il y avait quelque chose de gay en lui…). Après quelques numéros de cirque, Patrick finit par rentrer, je suis resté finir ma clope avec Céline,la jeune fille, qui m'expliqua qu'elle est une copine d'Anne venue lui tenir compagnie : sans cela, elle n'aurait pas de raison de venir traîner à l'Austerlitz, repère de paumés et de pochetrons (elle a hésité avant de décrire les habitués du lieu mais nous nous sommes vite compris). Nous avons un peu discuté. Je me suis demandé ce qu'elle pensait de moi, si l'affaire de l'alcool dans le cocktail n'était pas une sorte de drague : après tout nous avons le même âge environ et elle est plutôt jolie (une petite brune du genre roots mais sobre, avec un foulard autour des cheveux). Elle finit aussi par rentrer et je me suis retrouvé seul avec Anne qui me parla un peu du bar et de ses difficultés (entre l'interdiction de fumer, la transformation piétonnière de la place d'Austerlitz et le prix de l'autorisation de la terrasse, ce n'était pas facile de garder le cap) : en plus l'Austerlitz est l'un des seuls bars de quartiers en centre-ville. Un bar comme l'Embuskade est plus branché, a une piste de danse, peut proposer des animations… Quand nous sommes rentrés, Céline était en train d'observer les mains de Patrick pour tenter de deviner son métier. Pour elle ce n'étaient pas des mains d'ouvrier mais de quelqu'un qui a malgré tout travaillé en extérieur. Ce jeu amusait beaucoup Patrick qui feignait de se sentir offusqué par les hypothèses de Céline. Il fut un peu plus vexé quand elle supposa qu'il avait cinquante ans : "Nan mais sérieusement, regarde-moi, tu penses que j'ai 50 ans ? J'ai la tête de quelqu'un qui a cinquante ans ?" Il prit les autres clients à parti (le grand placide à barbe blanche et au sourire doux venait d'entrer, accompagné d'un jeune homme chevelu), jura les grands Dieux, mais ne nia pas formellement et ne donna ni son âge véritable, ni son ancien métier. Du moins il ne les donna pas quand j'étais présent : minuit venait de sonner, le cocktail m'avait à moitié assommé, je saluai à mon tour la petite assemblée et partisfrit (un peu déçu cependant que les protestations indignées de Patrick éclipsèrent un peu mon départ).
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