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Xelias
12 octobre 2008

Hannah Arendt entre les murs

ArendtWC_Je lis presque toujours plusieurs livres de front, à des rythmes différents selon les circonstances, mon intérêt ou même la taille du livre (qui détermine par exemple si je peux l’emporter avec moi en tram ou en train). Il y a le livre de chevet dont je parcours quelques pages avant de m’endormir, le livre d’étude que je lis en journée en fonction de mes travaux du moment, le livre qui s’emporte facilement, le livre de circonstance (tiré un peu au hasard de la bibliothèque d’un ami). Et il y a le livre des toilettes. Ne riez pas : c’est tout à fait sérieux. Celui-là doit répondre à plusieurs critères : il ne doit pas craindre l’humidité ou les projections d’eau (belles éditions à éviter) ; il doit pouvoir se lire par courts extraits (exit les grands romans passionnants) ; et il pourra volontiers fournir matière à réflexion pour la journée. On peut imaginer des revues de mode ou des magazines de jeux mais j’y préfère les ouvrages philosophiques. Avec la philosophie, nul besoin de s’attarder plus longtemps qu’il ne faut : quelques lignes suffisent pour occuper un temps mort propice à la méditation. Et en ce moment, mon livre de toilettes, c’est La Crise de la Culture, de Hannah Arendt, paru en France en 1968, composé de plusieurs essais dont l’un s’intitule « La Crise de l’Education ». Et il s’est trouvé, par un heureux concours de circonstances, que j’ai commencé à lire cet essai à peu près au moment de la sortie du film Entre les Murs, de Laurent Cantet. Or, en dépit des quarante ans qui nous séparent de la sortie du livre, on aurait dit que plusieurs passages avaient été écrits spécialement pour alimenter le débat qui fait rage au sujet de la pédagogie présentée dans ce film. N’écoutant que mon dévouement, profitant d’un dimanche après-midi vide comme je les aime, je me suis permis de recopier ici les passages les plus proches des réflexions que le film peut susciter. “En ce qui concerne l’éducation, il a fallu attendre notre siècle pour que l’illusion provenant du pathos de la nouveauté produise ses conséquences les plus graves. Tout d’abord, elle a permis à cet assemblages de théories modernes de l’éducation, qui viennent du centre de l’Europe et consistent en un étonnant salmigondis de choses censées et d’absurdités, de révolutionner de fond en comble tout le système d’éducation, sous la bannière du progrès de l’éducation. Trois idées de base, qui ne sont que trop connues, permettent d’expliquer schématiquement ces mesures catastrophiques. 1. La première est qu’il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement. (…) Quant à la situation de l’enfant dans ce groupe, il est bien entendu dans une situation pire qu’avant, car l’autorité d’un groupe, fût-ce d’un groupe d’enfants, est toujours beaucoup plus forte et beaucoup plus tyrannique que celle d’un individu, si sévère soit-il. (…) Les enfants ont tendance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux. 2. Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. Est professeur, pensait-on, celui qui est capable d’enseigner… n’importe quoi. Sa formation lui a appris à enseigner et non à maîtriser un sujet particulier. (…) On tarit la source la plus légitime de l’autorité du professeur, qui, quoi qu’on en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent. Ainsi le professeur non autoritaire qui, comptant sur l’autorité que lui confère sa compétence, voudrait s’abstenir de toute méthode de coercition, ne peut plus exister. 3. La troisième idée de base est que l’on ne peut savoir et apprendre que ce qu’on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre. (…) L’intention avouée n’était pas d’enseigner un savoir, mais d’inculquer un savoir-faire : le résultat fut une sorte de transformation des collèges d’enseignement général et instituts professionnels qui ont remporté autant du succès quand il s’est agi d’apprendre à conduire une voiture, à taper à la machine ou – plus important encore pour « l’art de vivre » - à bien se comporter en société et à être populaire, qu’ils ont récolté d’échec quand il s’est agi d’inculquer aux enfants les connaissance requises par un programme d’études normal. (…) Dans ce processus on s’est surtout efforcer de supprimer autant que possible la distinction entre le travail et le jeu, au profit de ce dernier. Il est parfaitement clair que cette méthode cherche délibérément à maintenant, autant que possible l’enfant plus âgé au niveau infantile. Ce qui précisément devrait préparer l’enfant au monde des adultes, l’habitude acquise peu à peu de travailler au lieu de jouer, est supprimée au profit de l’autonomie du monde de l’enfance. (…) Sous prétexte de respecter l’indépendance de l’enfant, on l’exclut du monde des enfants pour le maintenir artificiellement dans le sien, dans la mesure où celui-ci peut être appelé un monde. Cette façon de tenir l’enfant à l’écart est artificielle, car entre enfants et adultes elle brise les relations naturelles qui, entre autres, consistent à apprendre et à enseigner, et parce qu’elle va en même temps contre le fait que l’enfant est un être humain en pleine évolution et que l’enfance n’est qu’une phase transitoire, une préparation à l’âge adulte. Avec la conception et la naissance, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développement de l’enfant, mais aussi celle de la continuité du monde. Ces deux responsabilités ne coïncident aucunement et peuvent même entrer en conflit. En un certain sens, cette responsabilité du développement de l’enfant va contre le monde : l’enfant a besoin d’être tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que le monde puisse le détruire. Mais ce monde aussi a besoin d^’une protection qui l’empêche d’être dévasté des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque nouvelle génération. Vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d’un monde dont, bien qu’eux-mêmes ne l’aient pas construits, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu’il est. Dans le cas de l’éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l’autorité. L’autorité de l’éducation et les compétences du professeur ne sont pas la même chose. Quoiqu’il n’y ait pas d’autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit-elle, ne saurait jamais engendrer d’elle-même l’autorité. La compétence du professeur consiste à connaître le monde e à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : « Voici notre monde. » Or, nous savons tous ce qu’il en est aujourd’hui de l’autorité. Quelle que soit l’attitude de chacun devant ce problème, il est évident que l’autorité ne joue plus aucun rôle dans la vie publique et politique, ou du moins ne joue qu’un rôle largement contesté, car la violence et la terreur en usage dans les pays totalitaires n’ont bien sûr rien à voir avec l’autorité. Cela cependant veut, au fond, simplement dire qu’on ne veut plus demander à personne de prendre ni confier à personne aucune responsabilité, car, partout où a existé une véritable autorité, elle était liée à la responsabilité de la marche du monde. L’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants. L’homme ne pouvait exprimer plus clairement son mécontentement envers le monde et son dégoût pour les choses telles qu’elles sont qu’en refusant d’en assumer la responsabilité pour ses enfants. C’est comme si, chaque jours, les parents disaient : « En ce monde, même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ;comment s’y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toute façon vous n’avez pas de compte à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort. » Cette attitude n’a bien sûr rien à voir avec le désir révolutionnaire d’un nouvel ordre du monde : elle est plutôt symptomatique de l’actuelle aliénation du monde que l’on peut observer partout, mais que les conditions d’une société de masse font apparaître sous une forme particulièrement radicale et désespérée. Evitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer t de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l’éducation, ou plus exactement dans celui des relations entre enfance et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine. L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter dans notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. » 48484_arendt_hannah
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Commentaires
M
Bonjour,<br /> <br /> L’intérêt que vous portez à Hannah Arendt me porte à vous indiquer l’étonnement qui est le mien à lire, avec la plus grande attention, « Les origines du totalitarisme ». Vous en trouverez la marque dans :<br /> <br /> http://crimesdestaline.canalblog.com<br /> <br /> Très cordialement à vous,<br /> <br /> Michel J. Cuny
Xelias
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